Boris Godounov ou le crépuscule des icônes
L’Opéra, en sept tableaux, sur un livret du compositeur, d'après la pièce d'Alexandre Pouchkine, fait partie de ces œuvres lyriques majeures écrites à l’orée des années 1870, mais trop dense et singulière pour être régulièrement programmée. Sa dernière représentation à l'Opéra de Marseille date d’octobre 1987. La production de l’Opéra royal de Wallonie retient la version initiale de 1869 (et non l’originale de 1872 ni les versions remaniées par des pairs), soit la plus resserrée dramatiquement, d’une durée de 2h40, donnée sans entracte.
Ce grand œuvre moussorgskien entremêle deux mosaïques : celle des situations dramatiques, psychologiques et historiques, et celle des leitmotive (motifs récurrents associés à des personnages) qui opèrent en secret sur l’écoute. Il entremêle, en un même chant plaintif, le chœur de l’Histoire collective aux solis d’une galerie de personnages caractérisés, comme le montre de manière emblématique la plainte de l’Innocent et du peuple à la fin du sixième tableau.
Le travail de mise en scène dû à Petrika Ionesco s’empare de ce moment d’intensification dramatique pour en accentuer encore le caractère spectaculaire et monumental. Un esthétisme permanent est apporté par des segments d’icônes agrandis jusqu’aux dimensions de la fresque, à même d’articuler ainsi les rares enclaves d’intimité aux espaces de contrôle des institutions politique, policière et religieuse. Des processions en lourds manteaux de lumière, des meubles aux matériaux lourds et nobles, dont le monumental sarcophage du tsarévitch, ajoutent à un apparat qui n’est jamais gratuit.
Boris Godounov par Petrika Ionesco (© Christian Dresse 2017)
De fait, la grande géométrie se délite et se désencastre, comme pour mieux montrer et atteindre, au-delà de la surface scénique, la profondeur de ce qui se joue en vérité et qui n’est autre que la vérité, dans cette tragédie de l’usurpation, du complot et de la dissimulation. D’où l’importance de matérialiser visuellement les cauchemars et les hallucinations shakespeariennes, en flash grouillant de sorcières et autres kaléidoscopes chromatiques dans la pliure de la terreur et de la fascination. D’où l’importance de l’éclairage cru (de Patrick Méuüs) pour une œuvre se donnant en régime constant d’obscurité. C'est justement le propre de l’icône d'exposer et de garder le secret !
C’est pourquoi le jeu de scène et d’acteur est en trop, est de trop, dans ses outrances misérabilistes. Les grouillements aussi sonores qu’inutiles des déplacements collectifs, les gestes parkinsoniens ou implorants, répétés mécaniquement par trop de personnages à la mécanique corporelle déglinguée parasitent les tableaux, les caractères et les voix. Le livret suffit à doter le peuple, présent en masse grâce à une cinquantaine de choristes, des attributs habituels du grand nombre : pusillanimité et irrationalité. Il n'est nul besoin d'en rajouter du côté de la servilité comme de la maltraitance. La scène, penchée vers la fosse, courbe déjà servilement le plateau.
Boris Godounov par Petrika Ionesco (© Christian Dresse 2017)
Le plateau vocal, justement, penche, on le sait, du côté des voix masculines et plus particulièrement des tessitures les plus graves. Le Boris d’Alexey Tikhomirov reste à la mesure de ce rôle ambigu. Déjà blafard et fantomatique sous ses habits d’or puis de plus en plus sombres, il impose une voix chaude et homogène, capable d’amplifications souveraines comme de douceur. Sa suffocation même reste canalisée par le chant. L’autre géant du plateau est le Pimène de Nicolas Courjal. Son timbre se distingue clairement de celui de Boris, par sa lumière ou, à l’inverse, par sa rugosité. Tel un personnage de prophète biblique, portant le discours de vérité, sa diction se fait volontairement plus soigneuse que celle de Boris, et dessine chacun des mots de ses récits.
Wenwei Zhang incarne avec détermination un Varlaam au jeu de scène, encore une fois, un peu outré, mais qui sait moduler subtilement sa voix dans la scène de la lecture. L'engagement physique et vocal naturel du ténor Marc Larcher dans le rôle de Missaïl en fait un acolyte du moine défroqué Varlaam tout à fait convaincant. La voix mimétique du porte-parole du tsar, Tchelkalov, est interprétée avec une majesté officielle par Venceslav Anastassov. L’officier de police de Julien Véronèse est interprété avec une autorité bien typée et celui de Mityukha, par le baryton Jean-Marie Delpas, avec naturel.
Boris Godounov par Petrika Ionesco (© Christian Dresse 2017)
Le plateau masculin est complété par trois ténors, aux rôles et donc aux timbres personnalisés. Grigori/Dimitri interprété par Jean-Pierre Furlan (lire son interview à Ôlyrix), a le timbre tantôt incisif et tantôt suave qui convient au rôle. Le personnage est conçu comme vieux et aliéné, dans un monastère asilaire. Le Chouisky de Luca Lombardo, au timbre tantôt doucereux, tantôt métallique, est une créature bizarre, petit personnage roux hirsute à face de lune qui appartient bien au monde d’en bas, celui des manipulateurs. L’Innocent, interprété par Christophe Berry, avec sa voix lumineuse et bien projetée, presque perchée, appartient bien au monde d’en haut. Sa plainte hypnotique est encore une fois parasitée par une gestuelle outrée, une patte qui traîne, un bras accroché vers le ciel : cet être se situe entre la terre et le ciel.
Les rôles féminins sont rares dans les intrigues des pouvoirs éloignés des alcôves. Boris est un homme sans femme, mais il a deux enfants. Xenia, sa fille, interprétée par la soprano Ludivine Gombert, a le vibrato stylisé qui convient à son rôle de pleureuse. Son jeune frère, Fiodor, offre un rôle travesti tout en retrait et en naturel dans sa verdeur d’enfant à Caroline Meng. Marie-Ange Todorovitch est une nourrice au chant grave et sobre de la terre de Russie, qu'elle transforme en générosité dans son rôle d’aubergiste.
Les Chœurs de l’Opéra de Marseille, sans doute longuement préparés par Emmanuel Trenque, assurent de puissants personnages collectifs, se surpassant encore davantage dans les ensembles religieux, véritables auréoles sonores, même si l’on peut regretter une légère faiblesse des pupitres féminins. Enfin, la direction de la phalange marseillaise, assurée par Paolo Arrivabeni, a le souci de respecter la conception du compositeur : mêler la parole au chant et le chant aux timbres instrumentaux. C’est pourquoi on peut paradoxalement reprocher à la fosse quelques prudentes retenues, un manque de netteté dans les attaques des cuivres et de justesse dans les tenues des cordes. L’ensemble constitue un spectacle engagé et engageant, longuement applaudi par un public marseillais aussi captif (par l’absence d’entracte) que captivé (par le drame).
Boris Godounov par Petrika Ionesco (© Christian Dresse 2017)
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