Sonya Yoncheva : retour à Haendel
Après ses récentes annulations (la prise de rôle de Manon à Monte-Carlo et sa participation dans Eugène Onéguine à Paris), les mélomanes ont eu deux occasions pour admirer tout de même la diva bulgare Sonya Yoncheva : lors de sa participation aux Victoires de la Musique Classique et grâce à la sortie de cet album "Handel".
Ce disque offre un voyage en dix airs, à travers six opéras de Haendel. Il s'agit donc d'un retour aux premières amours baroques de Yoncheva, alors que sa voix a bien changé depuis ses débuts. Certes, la soprano a percé dans le monde lyrique avec Lucia di Lammermoor de Donizetti à Bastille en 2013 (un rôle qui semble destiné à produire les divas : retrouvez notre compte-rendu de Pretty Yende en Lucia au début de la saison parisienne). De fait, Yoncheva est aujourd'hui une grande diva du bel canto, mais avant cela, elle a commencé sa carrière par la musique ancienne : en 2007 elle rejoint Les Arts Florissants de William Christie, chantant ensuite sous la direction de Marc Minkowski, Emmanuelle Haïm ou Diego Fasolis. Avec cet album, Sonya Yoncheva revient donc à Haendel et même, entre autres, à l'œuvre qui lui offrit son premier grand succès en 2011 : Jules César en Égypte, avant Le Couronnement de Poppée de Monteverdi.
Présentation de l'album Handel de Sonya Yoncheva
Je ressens quelque chose de très précieux pour Haendel, d'intime. C'est pour moi une musique très intérieure.
Le disque s'ouvre sur la supplique de Cléopâtre, l'une des plus belles qui soit : "Se pieta di me non senti" ("Si tu n'as pitié de moi, juste ciel, je mourrai", tiré du Jules César de Haendel) avec le pianotement d'inexorables croches piquées au clavecin, rejoint par des soufflets de cordes. La voix de Yoncheva s'y harmonise dans des vagues vocales, projetées au loin puis ramenées. Le tempérament aussi est cohérent bien qu'oxymorique : aux cordes qui marient rythme guilleret avec un triste halètement mineur, Yoncheva répond de sa voix puissante et nostalgique. Même dans le milieu rapide de ce morceau de 11 minutes, le caractère est aussi tonique avant de retomber inexorablement dans la mélancolie du da capo (reprise au début).
Sonya Yoncheva "Se pieta di me non senti" Giulio Cesare de Haendel dir. Philippe Pierlot au Château de Chimay, le 14/09/2013
Pour donner un aperçu de la richesse Haendelienne, l'album offre deux airs différents des opéras Jules César, Alcina, Theodora et Agrippina, mais ces paires ne se suivent pas, elles recomposent une dramaturgie au fil de l'album. L'auditeur ne sera donc pas déboussolé d'entendre par exemple le début de l'Acte I de Jules César, bien après la fin de l'Acte II. La réorganisation du propos permet aux airs de tendre vers un réconfort : Cléopâtre revient confiante dans la septième piste sur les dix présentées, se réconfortant elle-même : "Non disperar, chi sa ?", si tu perds le pouvoir, ne désespère pas, tu trouveras peut-être l'amour.
La magicienne Alcina attire les hommes sur son île et les métamorphose en rochers, ruisseaux ou bêtes sauvages. Mais c'est elle qui succombe ensuite au charme du chevalier Ruggiero : "Ah! mio cor! schernito sei!" (Ah ! mon cœur ! tu es moqué !). Deux pistes plus tard, Yoncheva passe cette fois du rôle-titre Alcina, à sa sœur Morgana. Celle-ci est amoureuse de "Ricciardo" (qui est en fait Bradamante, l'amante de Ruggiero déguisée en homme). Morgana désire que "Ricciardo" revienne languir pour elle ("Tornami a vagheggiar").
Sonya Yoncheva (© Julian Hargreaves Sony Music Entertainment)
L'air de la martyre chrétienne Theodora, emprisonnée et condamnée à la prostitution, est bouleversant : "With darkness deep, as is my woe, Hide me, ye shades of night" (Dans des ténèbres aussi profondes que ma douleur, Cachez-moi, ombres de la nuit). L'autre air de cet Oratorio, l'avant-dernier de l'album, confirme le chemin de ce disque vers l'apaisement, et même vers la Gloire Divine : "To thee, thou glorious son of worth, Be life and safety giv'n. Be every blessing giv'n" (Qu'à toi, glorieux fils du mérite, Qu'à toi, dont les vertus égalent la naissance, soient accordés vie et salut). Ce duo entre Theodora et Didymus, chrétien converti qui tente de la sauver, est l'occasion pour Sonya Yoncheva et la mezzo-soprano Karine Deshayes d'entrelacer leurs voix comme le violon et l'alto se répondent au début de l'air. Dans la même respiration que Yoncheva, le timbre riche de Deshayes creuse la ligne jusqu'à des notes dans l'extrême grave. Le volume sonore disparaît à mesure du périple souterrain inadapté pour la voix mezzo, mais le timbre est toujours aussi intense.
Sonya Yoncheva (© Gregor Hohenberg/Sony Music Entertainment)
Les pistes six et huit sont dédiées à Agrippina, opera seria (sérieux) pensé par Haendel comme une "comédie satirique antihéroïque" dédiée à la mère de Néron qui complote pour mettre son fils sur le trône. Agrippina craint d'avoir trop dévoilé ses plans dans : "Pensieri, voi mi tormentate" (Pensées, vous me tourmentez) mais se félicite, deux pistes plus loin, que son fils Néron devienne empereur "Ogni vento ch'al porto lo spinga" (Poussé par tous les vents du port). L'autre opera seria et l'autre duo avec Karine Deshayes de l'album offre à Rodelinda un dernier baiser ("Io t'abbraccio") avant l'incarcération de son époux Bertarido (un rôle écrit à l’origine pour le castrat Senesino). Surpris au moment de ses retrouvailles par le traître Grimoaldo, le couple s'embrasse pour ce qu'il pense être la dernière fois.
Ce programme Haendel culmine avec le tube "Lascia ch’io pianga" (Laissez-moi pleurer sur mon sort cruel et soupirer pour la liberté) de Rinaldo. Arrivant au terme du voyage à travers les œuvres d'Haendel et les variations vocales de Yoncheva, ce sont les instruments de l'Academia Montis Regalis qui multiplient les ornements virtuoses pour illustrer les exploits du héros Croisé.
Sonya Yoncheva - Georg Friedrich Händel (Rinaldo - Lascia ch’io pianga) au Adventskonzert de Dresde (2016)
L'expressivité vocale de l'album culmine dans sa dernière piste, le Lamento de Didon. Cet absolu chef-d'œuvre baroque est l'acmé pathétique de l'opéra composé par Purcell. On s'étonne de voir ce compositeur figurer dans un album Haendel, mais les deux musiciens sont intimement liés (bien que né Allemand, Händel deviendra Haendel et sujet anglais, prenant la suite de Purcell comme le compositeur britannique par excellence). Surtout, il s'agit de considérer ce morceau comme un généreux bis de l'album. Comme tous les bis, il s'agit pour l'interprète de (se) faire plaisir avec une pièce extravagante qui n'est pas forcément soumise à la rigueur ou à la cohérence d'un programme. De fait, la prononciation anglaise et la construction du propos sont relégués au second plan, au profit d'une succession de moments pathétiques.
Les voyelles et consonnes y sont suraccentuées puis allongées à l'extrême avec des glissando démesurés. La chanteuse n'attend pas au-delà de la première reprise pour démultiplier des ornements à l'image de tout cet album : Yoncheva a désormais les sublimes défauts de ses qualités, une voix qui tend vers le dramatique n'a plus l’agilité de ses débuts. Cet album reste en somme un flash-back pour la chanteuse, nous souhaitons qu'elle y revienne plus tard, lorsque sa voix aura encore pris en drame, qu'elle abandonnera les vocalises de soprano légère et proposera à cette musique un élan semblable à ce qu'en fit Jessye Norman.
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