L’essence de Bellini avec Norma chez Prima Classic
Après Le Pirate, dernier enregistrement d’opéra intégral édité par Prima Classic (fondé par Marina Rebeka elle-même), le label continue avec Vincenzo Bellini et enregistre son œuvre la plus fameuse : Norma. La discographie de cet opéra comptait déjà son lot de très belles références. Pour se démarquer, c’est une nouvelle édition critique de la partition qui a ici été enregistrée. Elle se base notamment, mais pas systématiquement, sur la partition manuscrite originale de Bellini et se veut moins "biaisée" par les normes que la tradition a ajoutées à l’interprétation au fil des décennies. La note d’intention fournie précise ainsi que Bellini ayant lui-même amendé son œuvre à diverses reprises, la partition présentement enregistrée ne se réclame pas comme définitive ou d’une vérité immuable, mais plutôt comme une des versions possibles de cette œuvre.
Les oreilles habituées à écouter l’édition Ricordi traditionnelle sont cependant loin d’être déroutées. Si certains changements sont effectivement perceptibles (sur les fins d’actes en particulier), la lecture de l’œuvre dans ses fondements musicaux comme dramatiques ne s’en retrouve pas révolutionnée. L’album se présente dans un coffret de carton vernissé qui contient l’enregistrement sur trois disques ainsi qu’une notice illustrée présentant les artistes, les choix éditoriaux et le livret intégral. Seule la présentation de l’œuvre et de sa réédition critique est traduite en français.
La Norma de Marina Rebeka s’avère convaincue sur le plan dramatique tel qu'il paraît au disque. Elle parvient à retranscrire dans son chant les émotions et les passions du personnage, à commencer par la colère quand elle découvre la liaison entre Pollione et Adalgisa, le tourment quand elle envisage de tuer ses enfants ou encore la fermeté dans sa détermination à toute épreuve. Les accentuations rythment le phrasé. En plus de cela, la voix est agile dans les passages techniques et exécute les mélodies avec virtuosité, notamment le « Casta Diva », aérien et cristallin pris dans sa tonalité en sol majeur d’origine. L’ornementation est riche mais utilisée le plus souvent avec pertinence. En plus d’embellir les lignes vocales, le vibrato s’inscrit ainsi dans la continuité de certaines sentences qu’il tend à soutenir sans en effacer le message principal. La qualité du souffle offre des répliques tenues sans effort audible. Seule la diction est inégale. Sa précision s'éloigne, notamment dans les accélérations ou les passages plus ardents.
Marina Rebeka reforme pour ce disque le binôme qui avait fait sensation au Théâtre du Capitole il y a quelques saisons. C’est donc Karine Deshayes qui interprète ici Adalgisa (bien qu’elle semble aujourd’hui se tourner de plus en plus vers le rôle de Norma entendue en prise de rôle lors du Festival d’Aix-en-Provence 2022 puis en prise de rôle scénique en juin dernier à Strasbourg, et qu’elle tient cette saison à Toulouse et à Marseille). Il s’agit notamment d’une tessiture hybride pouvant atteindre la profondeur et l’intensité d’un mezzo-soprano dans le grave et contribuer ainsi à exprimer la gravité dramatique de la situation du personnage, comme l’aigu clair et lumineux d’un soprano qui permet des duos fusionnels et équilibrés avec Norma. La grande sensibilité dont fait preuve Karine Deshayes dans l’interprétation permet, au travers de sa voix, de communiquer les émotions complexes de ce rôle à l’auditeur. La technique vocale s’avère infaillible pour elle aussi.
Le Pollione de Luciano Ganci est adroit et fluide dans les évolutions mélodiques. Le timbre est plus léger que celui retrouvé habituellement dans ce rôle. Les poussées solaires (souvent empruntées à la tradition d’interprétation de Verdi) sont ici absentes et laissent la place à des aigus plus délicats, avec l’utilisation du falsetto par moments. Cette interprétation contribue ainsi à souligner la relative faiblesse du personnage qui subit les évènements plus qu’il n’en est moteur. La voix se montre tout de même vigoureuse dans le rythme.
Oroveso est incarné par Marko Mimica. L’autorité paternelle du personnage est renforcée par l’ancrage que trouve son chant dans la stabilité rythmique, même si le timbre apparait par moments quelque peu fermé. La Clotilde d’Anta Jankovska met en valeur ses répliques par la limpidité de son phrasé et la qualité de sa diction. Les interventions du Flavio de Gustavo de Gennaro sont nettes et efficaces, bien qu'il semble atteindre dans cet enregistrement les limites de son amplitude vocale.
Le Chœur Intermezzo (résident du Théâtre Royal de Madrid) se fond efficacement dans les différents groupes de personnages qui composent le drame. Il exprime ainsi aussi bien la contemplation pendant le « Casta Diva » que la ferveur guerrière des militaires réclamant la guerre en début de pièce ou encore la colère du peuple contre la prêtresse impie à sa fin. Bien coordonné vocalement, il contribue pleinement à l’amplification dramatique de l'œuvre, jusqu'à son dénouement tragique.
L’Orchestre symphonique de Madrid est aussi uni que précis. Il évite ainsi tout débordement parasite, permettant une excellente netteté du son. L’articulation entre les pupitres rend les transitions et les évolutions fluides. La direction habile de John Fiore exploite également tout le raffinement de la partition. L’orchestre offre ainsi un panel de nuances aussi vaste que subtil. L’interprétation, dynamique et exempte de toute lourdeur, se rapproche à certains égards de celle de Richard Bonynge, enregistrée en 1964. Elle préserve cependant mieux la verdeur de certaines sonorités. Les effets sont efficacement marqués mais jamais excessivement exagérés. Les solos, de bois en particulier brillent par leur finesse et leur juste retenue.