Un juste retour d’Eugène Onéguine à l’Opéra de Nice
Il y a un tropisme niçois de l’élite politique et intellectuelle russe depuis le milieu du XIXe siècle, auquel Tchaïkovski n’a pas échappé. C’est à l’Opéra de Nice qu’a lieu la création française de l’œuvre en 1895, « scènes lyriques » plutôt qu’opéra, en 3 actes et 7 tableaux, sur un livret de Constantin Chilovsky et du compositeur, d’après le roman-poème éponyme de Pouchkine. Le compositeur souhaitait une distribution de jeunes chanteurs, « de moyenne force, mais bien préparés et sûrs d’eux-mêmes », c’est pourquoi il a confié son œuvre, en création mondiale, au Petit Théâtre Maly du Collège impérial de musique de Moscou, en 1879.
Eugène Onéguine par Alain Garichot (© DR)
Cette volonté de simplicité vivante et authentique qui anime l’œuvre de part en part est respectée par le travail scénique d’Alain Garichot, Elsa Pavanel et Marc Delamézière, qui privilégie l’épure, la sobriété, l’évidence. Tout signifie, sans sursignifier. Ainsi, les grands troncs d’arbre sont ceux des forêts pouchkiniennes. Ils strient le plateau de leurs épais barreaux, se déracinant vers le ciel pour laisser place à une immense lune, quand Tatiana se coupe de ses origines. Ainsi, la lune, au troisième acte, est-elle l’unique luminaire, parfois écrasant, d’un monde sans soleil, reflétant une lumière blafarde ou dorée, comme s’accroit la conscience réfléchie des protagonistes. Ainsi, le grand voile qui auréole la chambre de Tatiana est-il protection, douceur, reliant le monde des jeunes femmes dans une même condition. Ainsi, enfin, une pluie de feuilles de papier tombe des cintres sur Onéguine, quand l’épistolaire est le symptôme et la preuve de l’amour pour des personnages plongés dans la vie rêvée de la lecture. Les costumes de Claude Masson ont l’authenticité de l’habit, et accompagnent de leur commutation de matières et de couleurs les mues psychologiques et les déplacements sociaux des personnages.
Eugène Onéguine par Alain Garichot (© DR)
Une distribution choisie fait la part belle à des voix masculines russophones et des voix féminines aux répertoires très diversifiés. Le baryton moldave Andrei Zhilikhovsky, issu du conservatoire Rimsky-Korsakov de Saint-Pétersbourg et du Bolchoï, incarne magnifiquement le rôle-titre. Il distille, en acteur, l’expressivité complexe requise par le rôle de celui qui est pris à son propre jeu. Le timbre homogène et profond et la puissance volontairement retenue de sa voix par une projection toujours contrôlée, servent avec justesse le personnage. La Tatiana de la soprano française Marie-Adeline Henry, passée par l’Atelier lyrique de l’Opéra de Paris, est, comme son rôle le commande, dans le retrait de ses rêves ou dans l’emportement de ses agitations. Elle offre dans l’air de la lettre, très applaudi, de touchantes modulations de timbres, de subtiles attaques (Je t’avais vu en rêve). Sa voix, sortant alors du plus profond d’elle-même, s’enrichit au troisième acte d’une maturité psychologique servie par le registre grave de sa tessiture. Elle a cependant du mal à « passer la rampe » quand elle s’éloigne trop du bord de la scène pour pallier la carence acoustique de la salle.
Eugène Onéguine par Alain Garichot (© DR)
L’autre couple principal est formé par le ténor Lenski et la contralto Olga. Le poète, improbable ami d’Onéguine et fiancé d’Olga, bénéficie de l’art vocal raffiné d’Igor Morozov, également issu du Théâtre du Bolchoï. Il a la rondeur et la générosité idéale du personnage, capable de passer très vite de la douceur à la puissance, et d’être attentif, ô combien, aux terminaisons de sa partenaire Olga. La contralto française Julie Robard-Gendre est presque trop attirante pour le rôle de sœur ici insignifiante, affublée d’un doudou. Elle impose une Olga à la présence et à la voix aux graves splendides dont on ne peut que comprendre, à revers de l’intrigue, le pouvoir de séduction.
Un quatuor de rôles secondaires vient symétriquement compléter la distribution. La soprano autrichienne Doris Lamprecht interprète une Madame Larina au souci maternel constant, et que conforte un vibrato parfois trop marqué dans l’aigu de sa tessiture. Elle offre un contraste avec la vocalité pleine et chaude de la deuxième figure maternelle, la nourrice Fillipevna de la mezzo-soprano niçoise Karine Ohanyan, un peu trop jeune pour le rôle, malgré le poids de tradition que lui confère l’icône orthodoxe qu’elle serre en permanence contre son flanc. Les deux derniers rôles masculins sont davantage caractérisés. La basse moldave Oleg Tsibulko, également membre de la troupe du Théâtre du Bolchoï, est un prince Grémine à la stature plus noble qu’imposante. Tenant sa main droite en permanence dans son dos, en militaire, il laisse parler la main du cœur, en époux, pour exprimer son bonheur conjugal. Le timbre chaud de sa voix a tendance à perdre de sa profondeur dans le grave de sa tessiture. Lui aussi pâtit d’une mise en espace qui l’éloigne du bord de la scène. Triquet, le français de service, caricaturé par l'intelligentsia russe, est campé de manière jubilatoire par le ténor parisien russophone Thomas Morris. Tel un ventriloque accoutré, il semble produire un timbre aux artifices et saturations ostentatoires, depuis son corps de prestidigitateur.
Eugène Onéguine par Alain Garichot (© DR)
Les ensembles, rares et presque trop brefs, sont essentiels à ce drame de l’absence de rencontre. L’écriture « hétérophone » de Tchaïkovski est restituée, malgré la contrainte acoustique de la salle, comme superposition de signatures vocales différenciées, notamment le quintette qui clôture la première scène de l’acte 2, juste avant le duel.
La direction musicale bénéficie de l’énergie et de la précision de Daniel Kawka. Rompu aux complexités sonores du répertoire contemporain, il module la pâte sonore en fonction des contraintes de l’acoustique, et parvient à obtenir de l’Orchestre philharmonique de Nice l’équilibre cher à Tchaïkovski entre transparence et moelleux. Le Chœur de l’Opéra, préparé par Giulio Magnanini, est équilibré, homogène et impliqué sans artifice dans l’action. Les chorégraphies, crédibles et nécessaires, dues à Cookie Chiapalone, organisent les strates sociales, depuis la simplicité paysanne jusqu’à la retenue aristocratique, en passant par la mesquinerie du voisinage.
Oui, cet Onéguine, est un juste retour, très longuement applaudi par le public.
Eugène Onéguine est très présent sur les scènes lyriques cette saison, cliquez et réservez vos places pour le voir : à Nice, Paris et Aix-en-Provence.