Messe en si mineur par Jordan à Paris : l'Opéra de Bach
Le chef d'orchestre et directeur musical de l'Opéra de Paris Philippe Jordan a l'ambition de faire jouer et chanter à ses artistes des œuvres du grand répertoire bien au-delà de l'Opéra. Après l'intégrale des Symphonies de Beethoven et avant les six Symphonies de Tchaïkovski la saison prochaine, Philippe Jordan présentait ce mardi 14 février un projet qui lui tient particulièrement à cœur : la Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach.
Dans un entretien qu'il nous a accordé à l'issue d'une répétition (à retrouver en suivant ce lien), le maestro soutenait de tout son être musical l'importance de ce projet : offrir une interprétation différente et ne pas laisser ce répertoire aux spécialistes de musique ancienne. Disons-le d'emblée, la réussite éclatante est à la hauteur d'un projet ambitieux : l'aboutissement d'un travail de très longue haleine pour une seule représentation, inoubliable (à l'image de cette Messe, aboutissement de 25 ans de composition pour Bach).
Philippe Jordan (© Philippe Gontier / OnP)
Philippe Jordan dirige cette Messe comme un opéra, avec cet investissement d'autant plus visible que, pour une fois, le chef n'est pas caché dans sa fosse d'orchestre, mais surélevé par un pupitre sur scène. Comme dans Wagner, Jordan lance de grands gestes expressifs, s'accroupit et se relève d'un bond pour obtenir les effets dramaturgiques. Balayant l'espace d'amples mouvements arrondis des deux bras, il pointe soudain un index énergique vers un musicien afin d'obtenir un accent, avant d'opposer une main ferme à un pupitre entier pour leur interdire toute nuance au-dessus du pianissimo. Jordan varie les volumes du pianissimo au fortissimo mais aussi d'intensité, de concentration sonore, d'effets qui renforcent la Passion chrétienne. Le chef ménage même certaines variations de tempo, mais avec parcimonie pour ne jamais perdre la charpente architecturale de Bach. Choisis, ces ralentis sont d'autant plus éloquents (en particulier dans le qui tollis peccáta mundi, une marche funèbre orchestrale qui enlève le péché du monde).
Orchestre de l'Opéra national de Paris (© E. Bauer / Opéra national de Paris)
Le chant du Chœur de l’Opéra national de Paris et des solistes est loin des voix droites et menues souvent associées à la musique ancienne. Leur expressivité reste toujours contrôlée, à la mesure du Verbe divin, mais dans une passion de la matière vocale déployée. Disposer d'un grand chœur d'opéra (a fortiori préparé par José Luis Basso) donne à la Messe un souffle épique. Les voix s'entremêlent sans jamais perdre leur identité. Les basses tempêtent, les ténors trompettent, les contraltos tempèrent et les sopranos tournoient.
D'emblée, le Kyrie a le drame sonore d'un Requiem Mozartien, qui bascule ensuite vers les couleurs chatoyantes de Rossini. Les choristes démontrent toute la subtilité de leur travail, dans une parfaite articulation des syllabes et des lignes. Les instruments sont des merveilles de timbre, chacun d'entre eux comme l'ensemble. La chaleur vibrante et la longueur infinie du hautbois est à ce point nourrie en souffle, que l'instrument résonne et tournoie dans la Bastille, transformant la voûte boisée de la scène en cathédrale. Les cuivres étincellent au-dessus de longues timbales processionnelles.
Les solistes sont envoûtants par leur implication. Avant même de chanter, ils vivent la musique, regard inspiré au loin, se mouvant au rythme de Bach, ou bien suivant la partition des yeux et du corps. Vocalement, la soprano Genia Kühmeier qui lance des aigus de cristal et la contralto Elisabeth Kulman conviennent parfaitement au projet esthétique de Jordan, à sa vision musicale grâce à leurs voix à la fois expressives et agiles. Seule sur le Laudamus te, la contralto est moins agile, juste et sonore que le remarquable premier violon qui lui répond, mais elle transforme sa bouche en caisse de résonance lorsqu'elle la referme légèrement en serrant ses maxillaires. Son volume moindre est aussi dû à un effet choisi de reflux vocal, une projection ramenée à soi tout à fait émouvante.
Elisabeth Kulman (© Julie Wesely )
Avec un souffle aussi long, le ténor Pavol Breslik (qui chantera Don Ottavio dans Don Giovanni à Aix-en-Provence cet été, à réserver ici) dégage une aisance dans ses phrases, qu'il nourrit et orne avec subtilité (magistralement aidé par la flûte et ses myriades d'intentions, articulées tout en déployant une ligne continue). Malheureusement, la voix déraille presque sur son Benedictus solo et il décide alors de passer en voix de tête.
Pavol Breslik (© DR)
Le basse Günther Groissböck (qui incarnera le rôle de basse légendaire Gurnemanz dans Parsifal in loco la saison prochaine) avance la pointe d'un pied, fronce un sourcil et tord la bouche, projetant voix et corps à la fois. Bach demande à sa basse un souffle héroïque avec de très longues phrases. D'autant que ces lignes vocales ont les deux spécificités qui consomment le plus d'air chez un chanteur : restant longtemps dans le grave et déployant de larges intervalles. Dans ce contexte, le grave chanteur autrichien gagne en assurance à mesure de la soirée.
Günther Groissböck (© Vincent Pontet)
Le Crucifixus émeut aux larmes, notamment la basse solo qui se frotte les yeux d'une main tremblante. Mais, après la descente dans les pires désespoirs, la vigueur du Resurrexit éclate alors dans un contraste déchirant qui rend vivante et bouleversante la joie inspirée par la résurrection christique. Grâce à cela, et après avoir échangé des rires de soulagement ému avec le ténor, le basse trouve une vigueur sonore en contrepoint du chaleureux trio de bois.
La procession continue dans toute sa puissante clarté. Le Sanctus irradie, menant vers l'étourdissante complexité du Pleni sunt caeli : les lignes vocales (aussi pleines que ce ciel qu'elles décrivent) s'y démultiplient, semblant naviguer dans des univers rythmiques différents, mais reliés par la battue de Jordan. Hosanna est réjouissant et rebondissant, mais également l'occasion d'admirer un legato toujours articulé de l'ensemble des protagonistes.
Les Amen qui concluent les moments liturgiques permettent d'admirer la pureté rayonnante des accords parfaits. Jordan sait aussi interrompre la clausule avec un Amen court à la fin du Credo, laissant résonner le silence, mais le dernier point d'orgue de la Messe est infini. L'ultime syllabe, le dernier son tournoie tant dans Bastille -Cathédrale consacrée d'un soir- que le public a l'impression de voir et de pouvoir toucher les vagues de son.
Les solistes reçoivent les bravi du public et les bises d'un Philippe Jordan ému et réjoui. Le chef exulte durant les trois rappels, courant parmi les rangs pour faire applaudir chaque musicien, multipliant les poignées de mains et accolades avant de partir comme l'éclair rechercher les solistes en coulisses. Le public réserve des acclamations tonitruantes aux artistes de ce concert, décidément unique.
Ce concert sera diffusé sur France Musique vendredi 14 avril à 20h00.