Jean Teitgen : « Ne chanter que des rôles exigeants vocalement »
Retrouvez ici la première partie de cet entretien
Jean Teitgen, votre actualité au Théâtre des Champs-Elysées va être dense, à commencer par Le Retour d’Ulysse dans sa Patrie au mois de février, une production attendue de Mariame Clément. Quelles sont vos attaches avec le répertoire baroque auquel vous revenez souvent ?
Cela va vous sembler étrange, mais je n’ai pas d’attache particulière avec ce répertoire. En tout cas, ce n’est pas ce que j’écoute chez moi. J’ai en revanche eu plusieurs coups de cœur sur ce répertoire. En l’occurrence, le projet est superbe, avec Mariame Clément, Emmanuelle Haïm, Rolando Villazon et toute une distribution exceptionnelle : ça va être génial ! Je me souviens également avoir fait Bellerophon de Lully à Versailles et à Beaune avec Christophe Rousset. C’est un opéra qui n’avait pas été donné depuis Louis XIV, dont c’était l’opéra favori : il en fredonnait paraît-il des morceaux dans les couloirs de Versailles. Je garde un souvenir émerveillé de ce projet.
Si vous n’écoutez pas de baroque chez vous, qu’écoutez-vous ?
J’écoute principalement les grands tubes de l’opéra, comme La Bohème, Macbeth ou Roméo et Juliette : un répertoire un peu plus tardif. Je suis également passionné par le répertoire pianistique, avec un faible particulier pour les sonates et concertos de Ravel et des grands pianistes : Horowitz, Samson François, Lipatti, Argerich ou encore Barenboim.
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Vous chanterez ensuite Arkel dans Pelléas et Mélisande avec une mise en scène d’Eric Ruf. Vous participez donc à deux productions mises en scène sur les cinq proposées par le TCE : c’est une grande marque de confiance qui vous est accordée. Vous y reverra-t-on aussi souvent dans les saisons à venir ?
Je ne sais pas encore. Il y a des projets en discussion, mais rien n’est programmé. J’aimerais beaucoup en tout cas et j’y crois vraiment. Mon emploi du temps se remplissant déjà pour les années qui viennent, il faut aussi que je sois disponible. D'ici là, j’attends ce Pelléas avec impatience car l’œuvre est sublime. Jean-Sébastien Bou et Patricia Petibon interprètent les rôles-titre. Je n’ai jamais travaillé avec Patricia Petibon : je suis vraiment impatient de chanter avec elle. C’est une chanteuse qui détonne et ce sera excitant de voir ce qu’elle fera du rôle. Je pense que ça donne envie au public et ça me donne envie aussi ! Il y aura également Sylvie Brunet-Grupposo qui est super dans le rôle de Geneviève : elle va être impériale ! Cet opéra sera mon projet phare de cette saison.
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Jean Teitgen (© DR)
Vous annoncez dans votre biographie une Nonne sanglante à l’Opéra Comique. Elle n’a pas été annoncée pour 2017, il faudra donc patienter jusqu’en 2018 ?
En effet, ce sera en juin 2018. J’ai déjà chanté des petits rôles à l’Opéra-Comique il y a longtemps, notamment dans Fortunio de Messager mis en scène par Denis Podalydès. Un très bon souvenir. Ce sera cette fois plus conséquent.
Y a-t-il d’autres projets qui vous tiennent à cœur ?
Je vais faire un Commandeur à Lyon [dans Don Giovanni de Mozart, ndlr], ce qui sera peut-être difficile après le Leporello de Rouen [dont nous vous rendions compte ici], qui est un rôle réellement enthousiasmant. Certes, le Commandeur est un rôle intéressant et le faire à Lyon me ravit, mais j’ai une affection particulière pour Leporello. À l’époque, l'Opéra de Bergen me l'avait proposé et j’avais initialement refusé de le faire : cela me semblait trop léger. J'avais finalement accepté et j‘ai pris énormément de plaisir à le faire. En tant que basse (sauf pour celles qui investissent le répertoire de basse bouffe, ce qui n’est pas mon cas), je ne chante que des rôles sérieux : des rois, des prêtres, des pères, mais je n’ai jamais l’occasion de faire l’idiot sur scène. Je me suis régalé !
Jean Teitgen et Anna Grevelius dans Don Giovanni à Rouen (© FCarnuccini)
Et concernant la saison prochaine ?
J’irai à Madrid chanter Zuniga [dans Carmen de Bizet, ndlr] : ce n’est pas un très grand rôle, mais je l’aime bien. Cela marquera mes débuts dans ce théâtre. Je chanterai également dans Mârouf, savetier du Caire d'Henri Rabaud à Bordeaux, puis à l'Opéra Comique. Plus tard, j’aurai aussi deux magnifiques projets d’opéras italiens en France et en Belgique, à La Monnaie, mais je n’ai pas le droit d’en parler ! Je vais enfin chanter Timur [dans Turandot de Puccini, ndlr] à Marseille en 2019, ce qui me plait beaucoup.
Comment avez-vous commencé le chant lyrique ?
J’ai vraiment commencé en 2005, par un Sparafucile dans Rigoletto à Lausanne. Je ne l’avais d’ailleurs pas bien chanté : c’était le début, j’ai fait ce que j’ai pu, j’ai essayé des choses. Ils ne m’ont jamais réengagé ! J’avais 23 ans lorsque j’ai débuté le chant, ce qui est relativement tard. Je faisais des études d’économie et je chantais dans des bars. Un jour, quelqu’un m’a conseillé de tenter ma chance dans l’opéra. J’ai donc été au Conservatoire de Rouen pour prendre des cours de chant. Dans ma classe de solfège, les autres élèves avaient sept ans. Puis on m’a conseillé de quitter Rouen pour aller à Paris : je suis rentré peu après au CNSM et j’y suis resté six ans. J’ai donc réellement commencé ma carrière à 32 ans.
Quel bilan tirez-vous aujourd’hui de votre carrière ?
D’abord j’ai eu beaucoup de chance. J’ai toujours travaillé. Bien sûr, j’ai chanté des rôles dans lesquels je me suis ennuyé, mais j’ai essayé de progresser constamment. Je me disais que je n’étais pas le plus précoce -je voyais des collègues de mon âge qui chantaient dix fois mieux- mais qu’avec du travail j’y arriverais. J’avais une grosse voix et je ne savais pas bien quoi en faire. Je n’étais pas du tout assez sérieux : il m’arrivait de fumer, d’arriver en concert avec une chemise froissée. Il y a dix ans, j’ai rencontré une professeure russe de très haut niveau qui m’a fait énormément progresser techniquement. Je me suis servi de ce bagage pour essayer des choses et pour progresser. J’ai utilisé la scène comme un laboratoire.
Quelles sont vos principales forces et vos axes d’amélioration selon vous ?
Je dois progresser sur des petites choses, être attentif à des détails : bien dormir, bien manger, faire du sport, avoir une bonne hygiène de vie. Ça a l’air de ne pas avoir de rapport, mais c’est en fait primordial. Dans le chant, il s’agit de penser à beaucoup de petites choses : garder la souplesse, garder la noblesse du son en maintenant sa verticalité. Je travaille beaucoup là-dessus. Concernant mes forces [il laisse un long silence] : j’ai une voix solide, qui résonne beaucoup. J’ai du mal à répondre à cette question car je ne me satisfais jamais de ce que je fais.
Cette saison, vous aurez chanté, sans que cela ne soit nécessairement exhaustif, du Wagner, du Gounod, du Bizet, du Debussy, du Monteverdi, du Messager ou encore du Saint-Saëns. L’an dernier, vous aviez du Mozart, du Lully, du Donizetti ou encore du Spontini au menu. Alors que certains artistes regrettent d’être enfermés dans un répertoire, comment parvenez-vous à tant varier le vôtre ?
D’abord, cela est dû au travail de mes agents, deux femmes de l’agence Intermezzo, Sandrine Plumel et Marion Massonnat. Parallèlement, j’ai moi-même eu la chance de rencontrer beaucoup de monde au cours de ma carrière : des directeurs de théâtre ou des chefs d’orchestre avec lesquels il y a des amitiés qui s’instaurent, ou bien des coups de cœur. C’est par exemple le cas avec les frères Dratwicki, qui m’entraînent régulièrement vers des répertoires un peu étranges. Le Théâtre des Champs-Elysées me propose également beaucoup de choses différentes. J’y ai chanté Castor et Pollux de Rameau grâce à Hervé Niquet : Michel Franck [le directeur du théâtre, ndlr] m’a entendu et m’a fait auditionner pour le rôle d’Arkel dans Pelléas et Mélisande. Les Opéras de Nancy et de Nantes m'ont aussi donné beaucoup de rôles passionnants et très différents, de Sam dans Trouble in Tahiti de Bernstein à Collatinus dans le Viol de Lucrèce de Britten. Il est vrai que tout cela me permet d’avoir de beaux projets, même s’il y a un peu trop de musique française à mon goût : j’aimerais chanter plus souvent du répertoire italien.
Jean Teitgen dans Lucia de Lammermoor (© Opéra national de Lorraine)
Cela vous oblige à apprendre sans cesse de nouveaux rôles : comment vous y prenez-vous ?
J’apprends généralement mes rôles à venir pendant la production précédente. Je me fixe de toujours connaître la partition au minimum un mois avant le début des répétitions. Je commence à avoir du métier. Lorsque je suis sorti du Conservatoire, il me fallait trois à quatre mois pour apprendre un rôle. Cela ne me prend plus qu’un mois aujourd’hui. Et encore, certains chanteurs arrivent à apprendre des partitions très complexes en dix jours ! J’ai commencé très tard : je ne suis donc pas un grand solfégiste. J’ai des méthodes que j’ai apprises au CNSM. Je travaille beaucoup au piano, en étant très pointilleux rythmiquement. Il y a ensuite le travail sur la langue : je parle couramment anglais et bien italien, mais je ne suis pas germanophone. Les rôles en allemand me demandent donc un travail spécifique supplémentaire. À mes débuts, j’espérais chanter en russe, mais la barrière de la langue me parait aujourd’hui insurmontable. Il y a pourtant de beaux rôles de basse qui me plairaient bien ! De manière générale, en dehors des artistes de renommée internationale comme Alagna, Tézier ou Deshayes, il est souvent difficile de se faire engager en dehors du répertoire français.
Les nouveaux rôles demandent certes du travail, mais les rôles que je connais en demandent également car j’ai besoin de me les remettre dans la voix. J’ai par exemple déjà chanté le rôle d’Arkel à Nancy, mais j’ai beaucoup progressé depuis et ma voix a évolué, je vais devoir vraiment retravailler le rôle. Je travaille tout seul : je n’ai pas de professeur qui me suit. Je m’enregistre : je chante une phrase, je m’arrête et j’écoute. La première fois, c’est généralement mauvais : c’est difficile de s’investir dans un personnage de roi ou de sage quand je travaille à la maison, avec mes enfants autour de moi ! C’était encore plus vrai quand j’avais trente ans : l’âge facilite ce travail-là. Avec ce genre de personnage, il n’est pas possible d’y aller timidement : ça a été l’une de mes grandes gageures.
Vous mentionniez votre volonté de développer votre répertoire en dehors du répertoire français : comment vous y prenez-vous ?
Mon objectif est de ne plus chanter que des rôles exigeants vocalement.
J’essaie de progresser constamment. Nous réfléchissons beaucoup avec mes agents, et j’en parle aux directeurs de théâtre afin qu’ils sachent que j’ai cette envie. Pour autant, je ne refuse pas un rôle parce qu’il est en français. Mon objectif, depuis un an et demi, est de ne plus chanter que des rôles exigeants vocalement, car plus on interprète des rôles longs et difficiles, plus on trouve avec le temps de facilité à les chanter. Pendant pas mal d’années, j’ai chanté des comprimarii [rôles secondaires, ndlr], ce qui me fermait la porte pour des rôles plus complexes.
Quelles sont vos ambitions pour l’avenir ?
J’aimerais chanter Philippe II dans Don Carlo de Verdi. Je me sens prêt pour ce rôle que je trouve extraordinaire. J’aime les grands rôles verdiens : ils sont dans ma voix. À ce titre, j’aimerais également rechanter Banco dans Macbeth, que j'ai déjà interprété à Tours il y a quelques années. J’ai surtout l’ambition qu’on me propose des projets qui m’enthousiasment. Pour cela, il faut un metteur en scène et un chef qui génèrent un esprit d’équipe, qui vous portent, qui ont un souffle. Il faut également un rôle intéressant car quand on porte au moins en partie le projet, il y a une excitation que l’on ressent physiquement, quelque chose de bon qui vous traverse le corps. Plus généralement, il faut de la bienveillance de la part de toutes les parties prenantes. Je n’ai pas particulièrement l’ambition de chanter au Metropolitan. Bien sûr, j’ai envie de chanter à l’Opéra de Paris, mais si ça ne se fait pas mais que j’ai fait de beaux projets enthousiasmants, je serai heureux.
Il vous est arrivé d’exprimer publiquement des opinions politiques : vous sentez-vous artiste engagé ?
Non, je ne suis ni un artiste ni un homme publiquement engagé. Je me suis exprimé sur Facebook sur la tentative d'intrusion de la mairie d'extrême droite au conseil d'administration des Chorégies d’Orange mais le contexte l'exigeait. Je ne regrette pas cette réaction et je pense que tout le monde dans la profession pensait la même chose. Mais j’ai décidé à l'avenir de rester publiquement plus discret sur mes prises de position.
Dans l’interview qu’il nous a donnée il y a quelques mois (à lire ici), Stéphane Degout nous disait ressentir une moindre pression en tant que baryton que ne peut la ressentir un ténor. Avez-vous la même impression ?
Du point de vue du physique, c’est vrai. Sauf si vous êtes vraiment un ténor de premier plan et que votre voix compense quelques kilos en trop, on vous fait des remarques, ce qui est moins le cas pour une basse ou un baryton, quoique ce soit de moins en moins vrai. D’ailleurs, Stéphane Degout dit cela, mais il est mince et beau : ce n’est pas sûr qu’il aurait tant chanté Pelléas avec cinquante kilos de plus, même si vocalement, il est à mon avis le plus grand Pelléas du monde. À titre personnel, je m’impose en tout cas une certaine rigueur quant à ce que je mange et ce que je bois car cela m’est indispensable pour bien chanter.
En termes de répertoire aussi, la pression est différente. Prenez Rigoletto de Verdi : le ténor a une pression énorme lorsqu’il chante La donna e mobile. S’il loupe son si naturel final, le public ne retiendra que ça. Je pense que nous sommes moins jugés sur la performance vocale pure.
En dehors du répertoire russe, il y a très peu de rôles-titres de basse. Quels sont les rôles dont rêve une basse ?
Je ne m’étais jamais posé la question, mais c’est vrai que je n’en vois pas. Une basse rêve d’Arkel dans Pelléas et Mélisande et de rôles Verdiens : Philippe II dans Don Carlo, Fiesco dans Simon Boccanegra, Alvise Badoero dans la Gioconda, le Mefistofele de Boito. Bien sûr, il y a Méphisto dans le Faust de Gounod. Ça, c’est aussi un de mes rêves !
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