La Juive à Strasbourg : du rire aux larmes
Le Grand Opéra, genre français de la seconde moitié du XIXème siècle, a profondément marqué son temps, que ce soit par son succès auprès du public ou par la manière dont il inspira (en positif ou en négatif) les autres compositeurs de la période. Pourtant, ces œuvres sont aujourd’hui rarement données. La programmation de La Juive de Jacques-Fromental Halévy à l’Opéra national du Rhin est en ce sens un événement. L’opéra suit Rachel, une jeune femme élevée par le juif Eléazar qui la sauva des flammes peu après sa naissance, alors qu'elle est en réalité la fille du Cardinal Brogni, lui-même bourreau des enfants d’Eléazar. Son amour avec le Général Léopold révèle l’absurdité des haines communautaires qui le rendent impossible bien que Rachel soit en fait d’origine chrétienne. L’intérêt du livret vient de la complexité des personnages : aucun n’est totalement bon ni profondément mauvais. Tous révèlent à la fois leur noirceur (Brogni a le sang des fils d’Eléazar sur les mains, ce dernier sacrifie sa fille à sa vengeance, Léopold refuse la bénédiction d’Eléazar, Rachel livre son amant au tribunal) et leur part d’humanité (Brogni offre la paix à Eléazar et cherche à protéger Rachel, Eléazar accepte de bénir le chrétien Léopold par amour pour sa fille, Rachel et Léopold font fi de leurs obligations par amour l’un pour l’autre). Ainsi le spectateur redoute-t-il chacun des personnages tout en lui accordant son empathie.
La Juive par Peter Konwitschny (© Klara Beck / Opéra National du Rhin)
Peter Konwitschny met cette œuvre en scène en alliant à la fois distanciation et immersion, expressionnisme et symbolisme. La distanciation vient du regard ironique qu’il porte dans certains passages comme dans le finale de l’acte I, lorsque Rachel, Eléazar, Léopold et le sombre Albert se poursuivent sur la scène dans une chorégraphie reprenant les codes de l’opéra-buffa, ou lorsque Rachel et Eudoxie, rivales amoureuses, se réconcilient en se prêtant à des jeux d’enfants. Le metteur en scène immerge par ailleurs le public dans son propos. Ainsi, le chœur investit-il la salle (se glissant dans les rangs et obligeant certains spectateurs à assister à la scène debout) pour lui faire moquer les juifs présents sur scène en agitant des fanions aux couleurs de la chrétienté. Plus tard, Rachel interprète son duo avec Leopold depuis la travée centrale, les deux amants, séparés par leur religion dans le drame, étant ainsi séparés par l’orchestre. Enfin, Eléazar y interprète son grand air Rachel, quand du Seigneur, ce qui exhausse l’intimisme de la scène (tout en permettant un changement de décor pour l’acte suivant). Ces passages créent des effets théâtralement éloquents, mais acoustiquement déséquilibrés.
Rachel Harnisch et Ana Camelia Stefanescu dans La Juive (© Klara Beck / Opéra National du Rhin)
Le final de l’acte III est un exemple particulièrement fort en termes d’expressionnisme : les protagonistes, alignés à l’avant-scène, fabriquent des bombes tandis qu'ils chantent leur haine de la communauté adverse, dans une chorégraphie figurant des mouvements d’automates. Enfin, le symbolisme exposé par Peter Konwitschny repose notamment sur la couleur des mains des protagonistes : jaunes pour les juifs et bleues pour les chrétiens. Ainsi Léopold cache-t-il ses mains lorsqu’il se fait passer pour juif, comme Rachel et Eudoxie retirent la peinture des leurs lorsqu’elles se réconcilient. Cette idée est exploitée sur l’ensemble de la pièce pour dévoiler les contradictions ou les aveuglements des personnages. La direction d’acteur du metteur en scène est tout à fait remarquable, chaque interprète offrant des moments de grande intensité dramatique.
Rachel Harnisch dans La Juive (© Klara Beck / Opéra National du Rhin)
Dans le rôle-titre, la soprano suisse Rachel Harnisch dispose d’une voix ronde aux accents dramatiques, capable également de vocaliser dans l’aigu, sa partition réclamant un ambitus démesuré, parfois parcouru en quelques notes. Son jeu intense est particulièrement palpitant durant son duo de l’acte II avec Léopold, lorsqu’elle l’invective tandis qu’il chante son air, applaudissant d’un air moqueur ses brillantes vocalises. Sa prononciation est raffinée, avec par exemple des "ou" émis bouche quasiment fermée sans empêcher la voix de résonner. Son père, Eléazar, est chanté par le ténor américain Roy Cornelius Smith, remplaçant de Roberto Sacca, malade. Il dispose d’une voix puissante qu’il économise cependant dans les ensembles. Si ses aigus piani sont fragiles, ses médiums sont brillants et ses graves se montrent poignants. Il interprète son grand air Rachel, quand du Seigneur depuis la salle, ce qui lui permet de ne pas avoir à passer le mur de son de l’orchestre. Dès lors, il peut afficher à la fois sa capacité à chanter puissamment et ses nuances déchirantes, sur un texte prononcé d’une voix suppliante. L’interprétation est habitée et recueille les bravi du public. Lorsqu’ensuite les chrétiens se moquent du juif depuis la scène, il leur répond dos au public, ce qui perd la qualité acoustique du chant.
Ana Camelia Stefanescu et Robert McPherson dans La Juive (© Klara Beck / Opéra National du Rhin)
Le Général Léopold est incarné par le ténor au timbre clair et à l’accent prononcé, Robert McPherson. Agile en voix de tête, il affiche un souffle inépuisable qui lui permet de soutenir sa ligne vocale jusqu’à la fin de ses phrases, tout en maintenant vaillamment ses notes. S’il apparaît légèrement mal à l’aise lors de sa première intervention, son jeu scénique se développe à l’acte II dans lequel il se montre juste dans les parties dramatiques comme dans les traits d’humour prévus par la mise en scène. Sa fiancée est la Princesse Eudoxie d’Ana-Camelia Stefanescu, qui se montre aussi bien déjantée à l’acte II, que tout à fait triomphante puis affligée dans les actes suivants. Sa voix flûtée est vibrée avec retenue, s’élance dans des vocalises de voltigeuse avant d’atterrir sur son registre médian avec aplomb.
La basse Jérôme Varnier (déjà appréciée dans le Grand Opéra Les Huguenots à Nice) prête sa voix profonde au Cardinal Brogni, qu’il rend attachant malgré ses crimes passés et sa sévère condamnation de Léopold à l’acte III, tant il montre de tendresse pour Rachel dont il ignore la véritable identité, et de compassion pour Eléazar auquel il offre son amitié au début de l’ouvrage. La maladresse corporelle du filiforme chanteur n’est pas pour rien dans l’humanité qui se dégage de ce personnage qui fait courber les têtes. Sa voix brillante dans les graves et âpre dans les médiums dispose d’un timbre agréable. Durant le passage a capella de l’acte III, il trouve les notes requises avec justesse et émotion. Enfin, Nicolas Cavallier campe à la fois le Sergent Albert et le Grand prévôt Ruggiero d’une voix large et puissante, parfaitement projetée avec une articulation parfaite du français.
Jérôme Varnier et Nicolas Cavallier dans La Juive (© Klara Beck / Opéra National du Rhin)
L’Orchestre symphonique de Mulhouse et le Chœur de l’Opéra national du Rhin sont dirigés par Jacques Lacombe : l’ensemble est puissant et équilibré, parfaitement en place rythmiquement, et sait passer d’un registre à l’autre, comme l’exige cette partition naviguant entre différentes sources d’inspiration. Le souffle orchestral est maintenu de bout en bout tout en mettant en valeur les solistes. L’introduction du dernier acte est particulièrement réussie : les pupitres ressortent les uns après les autres dans un subtil piano, avant qu’un crescendo n’envahisse la salle, accompagné d’inquiétants pizzicati aux contrebasses. Une prestation, mêlant rires et larmes, vivement applaudie par le public alsacien.