Luo Chenxue Zhou Yimin Hu Weilu An Xinyu Shanghai Kunqu Opera Troupe Opéra National de Bordeaux le Pavillon aux Pivoines 17 octobre 2024 opéra compte-rendu article critique
Dans les cours ducales des palais du Nord de l'Italie, quelque part à la fin du XVIème siècle, s’est développé le désir d’un genre artistique nouveau, à la croisée du théâtre, du chant, de la poésie et de la musique. Petit à petit, ces fables mises en musique par de petites troupes de chanteurs, comédiens et instrumentistes ont essaimé dans l’Europe entière, jusqu’à devenir ce que nous appelons en Europe “Opéra”. Hasard étonnant de l’Histoire, en Chine, à la même époque exactement, le même désir naissait dans les palais privés et dans les cours d’un Empire dominé par la fameuse dynastie Ming.
Il ne s’appellera pas Opéra, bien sûr, mais Kunqu. Il reprendra exactement les codes de ce que l’Europe connaît bien : quelques comédiens incarnant divers personnages, une intrigue basée sur des grands thèmes narratifs (l’amour, la mort, le surnaturel, le devoir ou la famille), une façon très codifiée de rendre le texte (le fameux recitar cantando italien) et une troupe réduite d’instrumentistes en bord de scène pour illustrer l’action.
Dans le théâtre Kunqu ancestral, entré au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2001, les instruments sont à certains égards similaires à ceux des premiers ensembles d’opéra. Ils intègrent des flûtes, divers instruments à cordes pincées qui ne sont pas sans rappeler nos luths et nos harpes, ainsi que bon nombre de percussions de type gong ou cymbales qui sont autant d’appuis sonores à l’illustrations des faits marquants du récit.
L’œuvre qui occupe la troupe venue spécialement de Shanghai pour porter ce patrimoine ancestral à la connaissance du public bordelais est un des mythes fondateurs du Kunqu : le Pavillon aux Pivoines, de Tang Xianzu, un auteur majeur de la dynastie Ming, à rapprocher de Shakespeare pour la force de pénétration de ses récits dans l’imaginaire collectif d’une société donnée. Le Pavillon aux Pivoines raconte l’histoire des jeunes amoureux que les classes sociales opposent, mais que le destin réunit, quand un rêve partagé les fait se rencontrer, puis tomber amoureux. Au réveil, la jeune fille se rend dans le jardin de sa demeure, ornée de pivoines (symbole bonheur et de prospérité), puis meurt de désespoir. Après un passage aux enfers, Du Liniang revient au souvenir du jeune homme à la faveur d’une nuit d’hiver, son fantôme le persuadant de la faire revenir d’entre les morts, dans une scène qui n’est pas sans rappeler le mythe grec d’Orphée et Eurydice.
L’art du Kunqu repose sur un ensemble de gestes, de costumes et de maquillages qu’une étude approfondie permettrait de décoder avec précision, mais que l’œil européen non-initié ne peut que partiellement appréhender, malgré les explications détaillées du programme de salle qui accompagnent le spectacle. Cela étant, après quelques minutes, leur répétition devient signifiante, et bientôt chaque geste (position des mains, manche plus ou moins relevée, regard, déplacement etc.) savamment chorégraphié participe, en plus des précieux sur-titres, à la compréhension globale de ce qui se joue sur la scène.
L’impression globale n’en reste pas moins que l’ensemble de cette troupe réunie à Bordeaux ce soir est manifestement de grande qualité.
Du Liniang est le personnage principal de cette fable amoureuse. Jeune fille du gouvernant local, elle est interprétée par Luo Chenxue. La qualité vocale individuelle est ici peu pertinente pour juger de la performance, tant l’idée d’incarnation et d’interprétation est à mille lieues de cette pratique ancestrale basée sur des codes esthétiques et vocaux, avant tout. La technique n’en reste pas moins très installée chez cette interprète à la voix haut perchée, constamment placée dans les harmoniques aiguës qui participe au caractère de son personnage. La jeunesse est ici affaire de légèreté.
Son compagnon de scène, le jeune savant Liu Mengei est interprété par l’actrice et chanteuse Hu Weilu, qui, pour camper son personnage masculin a plus souvent recours au registre de poitrine que sa partenaire. Dans la grande scène de la découverte du portrait en début de deuxième partie, l’esthétique Kunqu exige de lui qu’il exprime ses sentiments avec moins de noblesse que Du Liniang, pour marquer son rang. Ses exclamations amoureuses sont alors marquées d’une noirceur maîtrisée.
Autre personnage qui exige un placement vocal de caractère : l’Officier du 10e enfer; interprété par An Xinyu. Son intervention, certes brève, dans la scène du Royaume des Morts est particulièrement percutante. Il commande à ses Jing et ses Chou (démons malicieux qui accompagnent chacuns de ses déplacements d’acrobaties spectaculaires) avec une voix autoritaire, dans un registre qui correspondrait au ténor européen, mais qui, dans l’équilibre des tessitures présentes au plateau, semble caverneuse.
Servante de Du Liniang, la très jeune Zhou Yimin place sa voix dans le même registre que sa maîtresse, si bien que dans leur duo au début du spectacle, leurs timbres se confondent, preuve s’il en est que la recherche de singularité n’a pas sa place dans le Kunqu.
Présents au bord de la scène, presque cachés dans les pendrillons, le petit orchestre qui accompagne l’action se montre attentif à chaque inflexion des chanteurs. Il est le véritable moteur du drame, chargé de relancer quand il le faut, d’un coup de gong millimétré. Réglant avec une précision métronomique chaque accompagnement, la flûte double constamment les voix, pour assurer la justesse de l’ensemble.
Pour une production lyrique qui sort autant des sentiers battus par les habituelles saisons d’Opéra, le Grand Théâtre est particulièrement rempli, signe de la grande curiosité du public bordelais. La réception est particulièrement chaleureuse, en témoigne les applaudissements nourris qui accompagnent le baisser de rideau, et la rumeur qui suit le retour de la lumière dans la salle. Les discussions animées se poursuivent dans les couloirs de l’Opéra. Une chose est sûre : ce Pavillon aux Pivoines restera dans les mémoires !