L’Arlésienne & Le Docteur Miracle : deux Bizet pour le prix d’un à Tours
Cette soirée, placée sous le signe de la fable provençale et de l’opérette, ne doit pas pour autant faire oublier les difficultés rencontrées par l’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire. Les représentants du syndicat tourangeau des artistes musiciens étaient à nouveau présents, devant les portes, et ont eu l’occasion de prendre la parole avant le concert pour rappeler la précarité de leur situation.
Il serait dommage de voir menacée une institution si appréciée de son public : pour preuve, l’Opéra de Tours affichait salle comble, le public ayant hâte d’assister à "L’Arlésienne" – celle qu’on ne voit jamais. Il est vrai que si l’œuvre est connue au travers des deux suites symphoniques, de Bizet, et d’Ernest Guiraud en son hommage après la mort du compositeur, la musique de scène originale est très rarement donnée. Elle présente pourtant quelques surprises, comme la présence d’un saxophone et d’un chœur, incarné ici avec brio par les quatre solistes du Docteur Miracle.
La conduite minutieuse du chef Marc Leroy-Calatayud souligne le génie orchestral de Bizet et son art de mêler les timbres. Fidèle à la partition d’origine (le spectacle a bénéficié du savoir du Palazzetto Bru Zane - Centre de musique romantique française), l’ensemble est réduit à vingt-sept instrumentistes. Il résonne néanmoins comme un orchestre symphonique, notamment sur les forte emmenés par un pupitre de cordes particulièrement alerte et coloré. Par instant, le saxophone de Christophe Bois se fait entendre, auréolant la partie des bois de son timbre chaud et miroitant. Les deux flûtes sont également très en place sur leur solo, d’un lyrisme lunaire et mélancolique.
La pièce d’Alphonse Daudet étant difficile à donner de nos jours, car elle réclame une importante troupe de comédiens également rompus à la pratique (perdue) du mélodrame (récitation théâtrale en musique : un genre très en vogue au XIXe siècle), un compromis a été trouvé sous forme de conte musical pour récitant, adapté par Hervé Lacombe d’après la nouvelle éponyme des Lettres de mon moulin. Le récitant en question, Eddie Chignara, comédien de métier, incarne également le rôle du vieux berger Balthazar. L’interprète est à la hauteur de la prestation, exigeante s’il en est : souvent seul sur scène, il doit alterner récit et jeu, en synchronie avec l’orchestre. Le danseur Aurélien Bednarek et la danseuse Iris Florentiny sont là pour l’épauler, incarnant tour à tour les rôles masculins et féminins de la pièce, dans des mouvements de danse contemporaine très physiques, esquissant des gestes violents pour exprimer la douleur psychologique des personnages. À noter également sur scène la présence du metteur en scène Pierre Lebon, très investi dans son rôle de l’Innocent.
Artiste complet, Pierre Lebon est également comédien et danseur. Les mises en scène de L'Arlésienne et du Docteur Miracle, réalisées avec son assistante Garance Coquart et l’éclairagiste Bertrand Killy, fourmillent d’inventions : mécanismes de moulin, panneau défilant montrant des tableaux de la Provence, portes et trappes par où surgissent ou s’échappent les personnages. Le décor mobile est investi par les comédiens et chanteurs. La direction de jeu semble par ailleurs savamment millimétrée, même dans les moments les plus comiques du Docteur Miracle, laissant juste ce qu’il faut de liberté au cabotinage des interprètes.
Le contraste est grand entre le drame sentimental de L’Arlésienne, œuvre de maturité, et le ton d’opérette enjouée du Docteur Miracle. Composée entre 1856 et 1857 à l’occasion d’un concours, que le jeune Bizet remportera ex-æquo avec Charles Lecocq, la pièce présente une intrigue simple, sur un livret de Léon Battu et Ludovic Halévy : Laurette, fille du Podestat de Padoue aime le jeune capitaine Silvio, mais le père s’oppose à cette union. En se faisant passer pour un valet, Silvio offre au Podestat une omelette (faussement) empoisonnée. Il revient ensuite déguisé en docteur Miracle, administrer le remède en échange de la main de Laurette. Une fois la supercherie révélée, le Podestat pardonne et consent à marier les deux amoureux. L’écriture musicale, très influencée par Jacques Offenbach, ne présente pas moins quelques passages inventifs, tels que le savoureux quatuor de l’omelette.
Le rôle du Podestat est tenu par le baryton Florent Karrer, à l’aise dans son costume rembourré. Il campe un personnage truculent, goinfre et lâche, dans le plus pur style du baryton-bouffe. Sa voix présente un grain cuivré du plus bel effet ainsi qu’un aigu puissant. Dima Bawab prête à Laurette son soprano soyeux, agile sur les vocalises et la conduite de son legato. Il est dommage que son grave manque un peu de volume. Le ténor Kaëlig Boché campe un Silvio vigoureux et espiègle, avec une belle maîtrise, passant sans accrocs du médium à l’aigu, en voix de poitrine et en falsetto bien timbré. Héloïse Mas s’en donne à cœur joie dans le rôle de la pimpante Véronique, l’épouse coquette du Podestat. En pleine possession de ses moyens vocaux, elle déploie un grave large, extra-ordinairement sonore et d’un grand naturel. Enfin, le facétieux Pierre Lebon apparaît là encore sur scène dans le rôle parlé de l’assistant du Docteur Miracle.
Le public va de surprise en surprise dans cette double production, redécouvrant au passage une facette oubliée du compositeur de Carmen : son humour. Toute l’équipe artistique est chaleureusement acclamée.