Matthias Goerne dans les pas du Voyage d'hiver à Bordeaux
Le Voyage d’hiver (Winterreise) est un chef-d'œuvre emblématique du Lied, forme et genre poétique et musical qui a connu des heures de gloire romantiques. Schumann, Brahms, Strauss, Wagner : nombreux sont les compositeurs qui ont signé des cycles de Lieder, dans la veine de Schubert. Il ne s’agissait plus seulement de regrouper une collection de poèmes disparates dans une même édition, mais bien de tisser un fil entre chaque, pour en faire une fresque cohérente, un ensemble de sens qui raconte une histoire.
C’est le cas du Voyage d’hiver, dont le narrateur à la première personne fait le récit d’une sorte de traversée, de quête à la recherche de lui-même au cours de laquelle il distille, vers après vers, sa mélancolie et ses angoisses profondes, au premier rang desquelles la mort bien sûr, et sa proche-parente : l’oubli. Emblème du Romantisme et de la manière dont la biographie d’un compositeur éclaire directement son œuvre (et réciproquement), le Voyage d’hiver est une signature des états d’âme de Schubert, composé en 1827, soit un an avant sa disparition précoce.
Se lancer dans l’interprétation du Voyage d’hiver pour un interprète allemand, revient en quelque sorte à faire soi-même un voyage dans une âme partagée avec ceux qui vous ont précédés. C’est marcher dans les pas du vagabond, du compositeur, mais aussi des glorieux interprètes qui ont livré leur version de l’œuvre. Interpréter le Voyage d’hiver pour Matthias Goerne, en 2024, ne peut pas se faire sans prendre en compte l’héritage des spécialistes du Lied du XXe siècle, et d’un en particulier, dont l’influence se fait sentir tout au long de la performance : Dietrich Fischer-Dieskau.
Baryton lyrique aux moyens vocaux considérables et à la projection puissante, habitué à remplir des salles en passant les feux de l’orchestre pour se faire entendre dans des aigus couverts et tonitruants, Matthias Goerne marque par la richesse de son timbre, dans des graves aux harmoniques éclatantes. Interprète attentif au style, il sait aussi employer un des marqueurs du Lied : la voix mixte appuyée, délicatesse d’interprétation qui allège le timbre dès lors que la ligne s’envole vers l’aigu, et qui offre le confort d’une nuance homogène, sans effet dramatique superflu. Dietrich Fischer-Dieskau a fait de cet outil vocal une marque de fabrique. Matthias Goerne semble l'indiquer, comme un clin d’œil complice, témoin d’une admiration partagée.
Par son interprétation toute en finesse des passages les plus éthérés du cycle (Der Lindenbaum, Das Wirtshaus, Die Nebensonnen : Le Tilleul, L'Auberge, Les trois Soleils), Matthias Goerne sait capter l’attention de l’auditoire, en créant une sorte de bulle d’écoute autour du piano. Souvent tourné vers Alexander Schmalcz, parfois même penché sous le capot de l’instrument, il signifie par là son désir d’être au plus près de la résonance commune qu’il trouve avec son complice. Le pianiste, spécialiste du Lied, lui rend la pareille en offrant au texte chanté la clarté de sa lecture. Choix de tempo, nuances, fluidité des enchaînements : Alexander Schmalcz se montre attentif à chaque instant, pour garantir une traversée sans avaries à ce Voyage d’hiver.
Après une dernière fresque pittoresque dans le Leiermann, qui fait entendre une vielle à roue essoufflée, le public énergique manifeste son admiration au duo. Matthias Goerne et Alexander Schmalcz saluent chaleureusement ces happy few qui ont assisté à un moment de musique partagé, dans l’intimité de l'Auditorium de Bordeaux mué en salon de musique, le temps d’un voyage au pays de Schubert.