De Caelis nous ouvre Le Livre d'Aliénor au Musée de Cluny
Ce concert au Musée du Moyen-Âge de Paris était une nouvelle occasion d'admirer ce travail : leur nouveau programme "Le Livre d'Aliénor" rend hommage à deux grandes musiciennes Aliénor d'Aquitaine (vers 1122-1204) et Aliénor de Bretagne (1275-1342), qui dialoguent avec la Chanson de Guillaume d'Aquitaine, pièce du compositeur Philippe Hersant (1948-) créée par De Caelis à l'abbaye de Fontevraud en 2015.
Graduel d’Aliénor de Bretagne, manuscrit musical à l'usage des religieux de l’ordre de Fontevraud
Le concert s’ouvre par un “Conduit” (chant prônant une bonne conduite) à trois voix, intitulé Reine de duçur : la ligne médiane de Laurence Brisset frotte délicieusement entre l’aigu cristallin d’Estelle Nadau et le grave assuré de Caroline Tarrit, empli de riches résonances et projeté d’un noble et fier levé du menton. Tout l’enjeu de cette musique consiste à assumer des plages équanimes, à les nourrir de souffle et d’intention. Dans ce domaine et ce répertoire, l’Ensemble De Caelis est sans égal. Les cinq chanteuses tiennent parfaitement leurs notes (elles vont même “au-delà” de la justesse tempérée vers l’antique tempérament musical de Pythagore, qui fait davantage appel aux résonances naturelles), tout en apportant leur signature expressive au son d’ensemble. La prosodie atteint elle aussi l’évidence : bien que le chant soit en langue anglo-normande et en latin, ces langues sont articulées de manière aussi crédible qu’intelligible. Les morceaux s’enchaînent dans une homorythmie sacerdotale, qui rend bouleversants les subtils et subits crescendos et contrechants.
Pour le Motet Ianuam quam clauserat - Iacintus - Iacet granum, les cinq voix de l’ensemble se réunissent avec une telle homogénéité que l’auditeur a l’impression de n’entendre qu’une seule note avec ses harmoniques. Leurs phrases, au souffle généreux, font avancer les lignes dans un mouvement gagnant en ampleur. Vient ensuite le Versus Arce siderea. Dans ce duo, la soprano Estelle Nadau et la mezzo-soprano Caroline Tarrit assument avec une justesse constante les délicates mais redoutables dissonances qui font parcourir des frissons d’aise parmi l’assistance. Dans ses ornements agiles, la soprano a autant d’aisance que la contralto a de support chaleureux, dans un son ferme et riche.
Ensemble De Caelis - Ianuam quam clauserat - Iacintus - Iacet granum, Extrait de l'album « O felices lacrimae »
Sempiterne vita compose un univers avec seulement trois mots : Kyrie Eleison Christe (Seigneur, Christ prends pitié). Ce plain-chant (cantillation monacale, à l’unisson des cinq voix), grave, noble et sentimental est ponctué de phrases solo aux mélismes presqu’orientaux. Dans la séquence Verbum bonum, la ténébreuse soprano Estelle Nadau et la sémillante soprano Hélène Richer entremêlent leurs voix aériennes et ancrées.
Caroline Tarrit offre ensuite un solo a capella, l’occasion pour elle de déployer toutes les merveilles de sa voix. Sur un souffle dense, elle convoque des accents à l’ampleur dramatique, mais avec une grâce agile (multipliant les trilles dans la ligne et les vibrations expressives en fin de phrase). Cette générosité vocale et interprétative avec l’énergie d’une danseuse de tango est un flagrant démenti apporté au cliché des interprètes à petites voix, trop souvent associées à la musique ancienne.
Preuve de la richesse de ces voix et de l’harmonie de cet ensemble, certaines chanteuses échangent de tessitures selon les pièces. Dans la Séquence Res est admirabilis, Caroline Tarrit passe au pupitre aigu, tandis qu’Eugénie De Mey fait le mouvement inverse en rejoignant les voix graves. La Séquence Virga iesse humi David, solo de Marie-George Monet, offre toute l’épaisseur et la gravité de son registre de contralto poîtriné, culminant en un Aman guttural. Après avoir présenté la Chanson Quan lo rius sur un petit organetto d’époque (une mécanique extrêmement capricieuse, dont Laurence Brisset tire d’amples sons lointains d’une main, tout en nourrissant l’instrument d’air avec l’autre bras), le concert médiéval se referme sur un Motet énergique, avant un nouveau solo de Caroline Tarrit aussi puissant qu’allégé en fin de souffle et une Chanson déployant des effets quadriphoniques (certaines syllabes rebondissent d’une chanteuse à l’autre). L’avant-dernière pièce du programme est le Motet Reine de pitié, avant la pièce médiévale-contemporaine Chanson de Guillaume d'Aquitaine composée par Philippe Hersant. Cette œuvre (se) joue de la frontière entre musique ancienne et contemporaine, avec ses unissons et intervalles purs, ses mouvements obstinés, sautillants, une structure architecturale faite de lignes vocales longitudinales, véritables plaques tectoniques de subduction et d’obduction, mais le tout étant irrigué de pointillisme moderne avec des superpositions nombreuses d’intervalles. Le bis anonyme du XIVe siècle est une longue stase apaisante, qui fait progressivement « décoller l’auditoire » ainsi que le présente la chef.
De Caelis (© Guy Vivien)
Emportés par la beauté de ces voix au service d’une tradition musicale mystérieuse et sublime dans ce lieu iconique, les spectateurs en oublient même d’applaudir entre les morceaux (un hommage silencieux sans doute bien plus éloquent que tous les bravos du monde). Le public aurait pu admirer longtemps ces chanteuses dans un silence religieux, au point que ce sont les interprètes qui esquissent d’elle-même un salut final, recueillant alors des applaudissements enthousiastes.