Jodie Devos et Julien Dran font le bilan de leur premier Lakmé
Jodie Devos et Julien Dran, vous avez respectivement pris hier les rôles de Lakmé et de Gérald dans Lakmé à l'Opéra de Tours dans la mise en scène de Paul-Emile Fourny (retrouvez ici notre compte-rendu), comment avez-vous vécu vos prises de rôle ?
Jodie Devos : Cela fait près d’un an que je travaille ce rôle, c’est-à-dire depuis que j’ai appris qu’il me serait confié. Je l’attendais avec une grande impatience car il s’agit d’un rôle que je chérie particulièrement dans le répertoire des coloratures. Nous avons eu une super équipe pour travailler au cours de ces répétitions. La Première s’est, je pense, bien passée pour moi, même si j’ai subi le stress qui va avec une prise de rôle de cette importance. C’est un rôle magnifique à chanter : je suis très contente de l’avoir fait.
Julien Dran : J’ai également commencé à travailler ce rôle longtemps à l’avance. On m’avait beaucoup répété que ce rôle était du répertoire léger, et que ce serait facile pour moi, ce qui n’est en fait pas du tout le cas. J’ai donc fait mon travail sans trop écouter ce qu’on me disait et je me suis plongé dans la partition. J’aime beaucoup cette musique qui est splendide et j’ai pu travailler avec des collègues formidables. La mise en scène me plait aussi, bien qu’elle soit assez simple. Malheureusement pour moi, j’ai attrapé une maladie peu avant la première : j’ai donc surtout cherché à sauver les meubles. Bien sûr, cela arrive de tomber malade, nous ne sommes pas des machines, mais j'aurais préféré que cela se produise à un autre moment. Malgré tout, cela reste une super expérience, même si le temps de répétition, deux semaines et demi, est un peu court pour une prise de rôle. Benjamin Pionnier [Directeur musical de la production et Directeur de l'Opéra de Tours, ndlr] est pris par ses nombreuses activités, il n’était donc pas possible de travailler avec lui autant que je l'aurais souhaité. Les rôles sont très conséquents : nous sommes beaucoup sur scène.
Jodie Devos : C’est vrai que lorsqu’on additionne tous les moments où l’on doit chanter, c’est énorme.
Julien Dran : D’autant qu’il faut y ajouter les parties où l’on ne chante pas mais où nous sommes malgré tout sur scène. Lorsqu’on lit la partition, on se dit qu’on pourra se reposer à différents endroits, mais ce n’est en fait pas le cas. Par exemple, j’aurais bien été boire quelques gorgées au moment du ballet, mais ma présence sur scène était requise.
Julien Dran et Jodie Devos dans Lakmé (© Marie Pétry)
Julien, vous reprendrez le rôle à Marseille, que chercherez-vous à faire évoluer d’ici là ?
Julien Dran : Je vais essayer dès maintenant de faire évoluer plusieurs aspects de mon interprétation. Les conditions m’ont obligé hier à rester concentré sur ma voix pour tenir le plus longtemps possible. Dès les prochaines représentations, j’essaierai d’être plus calme et plus serein et de prendre de la distance vis-à-vis de mes propres attentes : lorsqu’on prend un rôle, on cherche toujours à se prouver des choses à soi-même. Et puis à Marseille, le chef et la soprano changeront [il s’agira respectivement de Robert Tuohy et Sabine Devieilhe, ndlr], ce qui fera forcément évoluer aussi mon interprétation.
Comment décririez-vous la mise en scène de Paul-Emile Fourny ?
Jodie Devos : Paul-Emile Fourny a voulu dépouiller l’œuvre de l’habituelle image de l’Inde fleurie qui est trop imagée. Le résultat est assez minimaliste, mais il sert extrêmement bien la musique. Il n’y a plus qu’à écouter la beauté de l’orchestration de Delibes et la beauté des airs qui me surprend toujours : il n’y a pas une seule note à jeter dans toute la partition. Ces claustras installés sur une tournette délimitent l’univers des anglais et celui des indiens. Ils montrent aussi que Lakmé regarde toujours à travers cette barrière : les deux mondes s’observent sans se mêler.
L’air des clochettes est l’un des plus connus du grand public : à quoi pensiez-vous au moment où les premières notes de l’introduction orchestrale ont résonné ?
Jodie Devos : Je me suis concentrée pour sortir la première note sur le bon ton, et pour réussir la vocalise a capella extrêmement difficile ! À part ce passage, ce n’est pas l’air le plus difficile à chanter. Mais gagner en assurance sur la justesse des notes fait partie des points sur lesquels je dois poursuivre mon travail. Heureusement, cet air n’arrive pas dès le début de l’opéra comme l’air de Rosina dans le Barbier de Séville : on a le temps de se poser avant de s’y attaquer. Dans cette mise en scène, Paul-Emile Fourny a choisi de positionner Lakmé sur une balançoire afin qu’elle surplombe son auditoire. Cela représente une difficulté supplémentaire. Sans ancrage, il faut trouver une position qui permette de compenser, par exemple en s’accrochant aux cordes de la balançoire, car cela rend les contre-mi plus difficiles encore à exécuter. Une fois cet air passé, on n’a plus qu’à profiter de la suite, car on sait que c’est cet air qui est le plus attendu.
Jodie Devos chante l'air des clochettes de Lakmé (© Marie Pétry)
Parmi les airs les plus connus du grand public figure aussi celui de la Reine de la Nuit dans la Flûte enchantée, qui arrive ensuite dans votre programme. Ce sera là encore une première : comment avez-vous travaillé ce rôle ?
Jodie Devos : Le rôle de la Reine de la Nuit est l’un des rôles les plus impressionnants et les plus courts du répertoire. Tout le monde attend ses deux airs avec impatience. Cela dure dix minutes, puis c’est fini ! Le travail est donc différent car on n’a pas le droit à l’erreur, aucune chance de se rattraper. Il faut tout donner en deux fois cinq minutes. Le travail de l’allemand, que je ne parle pas, demande également une autre approche. Je l’ai beaucoup travaillé pendant mes études, avec des coachs d’allemand : les études artistiques sont aujourd’hui très complètes et nous permettent de débuter dans le métier avec de nombreux outils pour être les plus préparés possible.
Julien, au-delà de Lakmé, vous serez également à Marseille pour le rôle de Tebaldo dans Les Capulet et les Montaigu de Bellini : est-ce un rôle que vous connaissez ?
Julien Dran : J’ai déjà chanté le rôle en 2007 dans le cadre d’un concours. Ce n’était pas très judicieux de le chanter à ce moment-là : je vais faire table rase du passé et travailler cette production comme s’il s’agissait d’une prise de rôle.
Comment souhaitez-vous incarner ce personnage ?
Julien Dran : J’aime beaucoup chanter en italien car on y est plus libre vocalement et scéniquement. J’aime bien sûr énormément chanter en français également, mais l’approche est différente. On est plus contraint par les mots : si un français prononce mal le français, le public le remarque plus que s’il s’agit d’un chanteur étranger. J’aime beaucoup ce rôle, bien qu’il ne soit pas très long. Je suis entouré de collègues que j’estime beaucoup [Patrizia Ciofi, Karine Deshayes, Nicolas Courjal et Antoine Garcin, ndlr]. Je m’entends également très bien avec Nadine Duffaut qui met en scène : cela devrait être un bon moment.
Ce semestre, vous chanterez également Antinoüs dans Pénélope de Fauré à La Monnaie. Marseille et La Monnaie sont deux maisons avec lesquelles vous travaillez souvent : d’où vient cette fidélité réciproque ?
Julien Dran : J’ai commencé à Marseille lorsque j’étais au CNIPAL [Centre national d'insertion professionnelle des artistes lyriques] en 2008. Renée Auphan [alors Directrice de l’Opéra de Marseille, ndlr] m’avait donné de tous petits rôles. J’avais beaucoup aimé cette maison. Il est très agréable de chanter dans cette salle, même si elle est très grande. Concernant La Monnaie, j’y avais accompagné des amis à un repas auquel le Directeur était présent, ce que j’ignorais. On m’a poussé à y chanter le duo de Traviata. Je n’étais pas là pour ça et j’avais un peu bu pendant le repas : j’étais donc réticent. J’ai finalement chanté tout de même et le Directeur est venu me trouver, presqu’en colère, pour me demander d’auditionner pour lui. Il m’a ensuite confié de nombreux rôles, notamment un Béatrice et Bénédict particulièrement intense. C’est une maison que j’aime beaucoup, qui fait beaucoup de choses pour les chanteurs, en particulier les jeunes chanteurs.
Jodie, vous travaillez de votre côté souvent avec l’Opéra Comique, où vous chanterez dans les prochains mois le Timbre d’Argent (en juin) et le Comte Ory (en décembre). Pouvez-vous déjà en dire un mot ?
Jodie Devos : Je n’ai pas encore travaillé ces partitions car mon programme est trop chargé, mais je suis très contente de participer à ces productions. Il s’agit d’ailleurs également d’une fidélité au Palazzetto Bru Zane. Concernant le Timbre d’Argent, je n’ai qu’un petit rôle, mais je vais être avec des collègues que j’apprécie beaucoup et il s’agit d’une nouvelle production. J’aime beaucoup redécouvrir des répertoires laissés à l’abandon. On a la chance d’être des pionniers dans ce répertoire : il n’y a pas de comparaison possible. Nous pouvons donc réellement créer notre propre interprétation, ce qui est très intéressant. J’ai hâte d’aborder également le Comte Ory, même si je n’aurai pas grand-chose à chanter, sauf si Julie Fuchs tombe malade, vu que je suis sa doublure pour le rôle de la Comtesse Adèle. Mais je ne lui souhaite évidemment pas ! C’est en tout cas l’occasion d’apprendre ce rôle, que j’aurais l’occasion de chanter, qui est extrêmement difficile, notamment en termes de résistance : il est long et éprouvant. Je vais donc l’apprendre en profondeur sans pression, puis le chanter dans la même mise en scène. J’ai fait mes débuts de chanteuse à l’Opéra Comique : c’est toujours un beau moment de retourner sur la scène sur laquelle on a vécu notre premier grand moment. J’aime également beaucoup l’équipe de production, qui est très bienveillante. Cela nous aide en tant que jeunes chanteurs.
Jodie Devos (© DR)
Vous serez tous les deux sur la scène de l’Opéra Bastille la saison prochaine. Pour vous, Julien, ce sera dans Don Carlos qui est l’événement de la saison. Elina Garanca nous confiait (voir son interview à Ôlyrix) espérer produire à cette occasion une nouvelle version de référence : cela vous met-il la pression ?
Julien Dran : Ce serait probablement le cas s’il s’agissait de ma première fois à Bastille, car la première fois est impressionnante. C’est une énorme machine : nous croisons toute la journée une pléiade de personnes différentes dont il faut retenir la fonction. Le fait de se retrouver sur le plateau avec Placido Domingo est également impressionnant ! Même si on ne chante que Gaston [dans La Traviata, ndlr], il faut bien le chanter ! Je suis très content de chanter pour la première fois avec les éminents collègues qui seront présents, et d'en retrouver d’autres, non moins éminents, comme Ludovic Tézier que j’ai rencontré il y a très longtemps. Il y aura d’ailleurs probablement une captation.
Pour vous, Jodie, il s’agira du rôle d’Yniold dans Pelléas et Mélisande pour vos débuts dans cette salle. Un joli rôle dans une production saluée lors de ses précédentes reprises : qu’en attendez-vous ?
Jodie Devos : J’en attends de gagner en expérience, de découvrir ce que c’est que de chanter dans une salle comme Bastille. J’ai auditionné sur la grande scène : je sais que c’est un grand bateau qu’il faut remplir ! Yniold est un rôle assez idéal, car il est totalement dans mes cordes, il n’y a donc pas de risque de ce côté-là. La mise en scène de Bob Wilson, dont j’ai vu des extraits, est très chorégraphiée, ce que j’aime beaucoup. J’ai aussi de bons collègues : c’est une très belle distribution. J’espère que cela me permettra de me faire connaître du public de Bastille, qui n’est pas tout à fait le même que celui de l'Opéra Comique.
Quand avez-vous appris que vous étiez engagée pour ce rôle ?
Jodie Devos : Je l’ai appris en mars dernier. J’étais à Montpellier [pour Géneviève de Brabant, ndlr]. J’étais extrêmement mécontente de ce que j’avais produit lors de mon audition : je n’avais jamais aussi mal chanté mon air de Linda di Chamounix. Le piano était dans la fosse et je ne l’entendais pas depuis la scène. J’avais peu d’espoir en sortant : lorsque j’ai reçu le mail de mon agent m’annonçant la nouvelle, j’ai sauté dans mon appartement et j’ai fait la fête toute seule. J’ai envoyé des messages aux profs qui me suivent, en leur faisant promettre de garder le secret !
Elena Tsallagova dans Pelléas et Mélisande mis en scène par Bob Wilson (© Elisa Haberer)
Il y a quelques semaines, vous avez également donné un récital à Venise qui a été retransmis sur France Télévisions : quel souvenir en gardez-vous ?
Jodie Devos : Cela donne de la visibilité auprès des téléspectateurs qui sont restés devant leur poste jusqu’à 1h30 du matin ! Nous avons eu de bons échos. C’était une expérience particulière, car nous faisions une pause maquillage tous les deux airs : c’était très mis en scène mais le résultat était assez fluide. De plus, il s’agissait d’un beau répertoire.
Julien, vous êtes fils et petit-fils de chanteurs lyriques : dans ces conditions, a-t-on vraiment le choix entre faire ce métier ou bien faire autre chose ?
Julien Dran : J’ai essayé d’avoir le choix. J’ai été forcé de faire de la musique étant petit, mais j’ai ensuite arrêté ; j’ai fait des études de commerce et j’ai fait beaucoup de sport. Lorsque j’ai eu 21 ans, Lionel Sarrazin, qui est ami avec mes parents depuis très longtemps, est venu nous rendre visite et m’a fait chanter pour rigoler. Je l’ai fait par curiosité. Deux semaines plus tard, j’entrais au Conservatoire en parallèle de mes études, que j’ai finalement abandonnées rapidement. Je me suis vite demandé ce que je faisais là : je n’avais pas du tout envie de faire ce métier, j’étais très timide, incapable de parler devant plus de dix personnes. J’en voulais à ce métier de m’avoir peu permis de voir mon père étant petit. Finalement, je ne suis pas sûr d’avoir eu le choix. Quelque chose en moi s’est déclenché quand j’ai commencé le Conservatoire. Peut-être que si je ne m’y étais pas inscrit à cette occasion, j’aurais fait totalement autre chose. Finalement, je suis content de l’avoir fait car on y fait de belles rencontres, même s’il y a des moments très difficiles.
Regrettez-vous parfois de vous être lancé dans cette carrière ?
Julien Dran : Oui, hier soir ! C'était non seulement douloureux dans ma gorge, mais surtout, étant perfectionniste, je déteste mal chanter. D’abord parce que je passe énormément de temps à travailler ma technique, à chercher à m’améliorer, y compris entre deux spectacles, sans jamais me reposer sur les lauriers, mais aussi pour mes collègues, car je sais d’expérience qu’il est difficile de chanter avec quelqu’un qui ne chante pas bien. J’ai donc beaucoup pensé à Jodie lorsque mes aigus ont commencé à partir. J’ai respiré fort et j’ai essayé de prendre du recul.
Dans une telle situation, où trouve-t-on les ressources pour continuer à chanter ?
Julien Dran : On s’arrache, on sort ses tripes. Il faut aller puiser très loin, mais ce n’était pas une option de baisser le rideau. J’ai déjà dû annuler une représentation en Belgique parce qu’une grippe m’empêchait de tenir debout. Il y avait un autre ténor qui avait pu faire le spectacle à ma place. Ce genre de chose arrive : il faut s’y préparer. C’est la première fois que je me trouve à ce point en difficulté vocale. Je savais la veille que j’étais indisposé, mais j’ai décidé de ne pas faire d’annonce car je pensais que ça se passerait bien, aidé par l’adrénaline : quand on fait une annonce et qu’on chante bien, il y a un côté ridicule. Finalement, ça ne s’est pas trop entendu au début, mais je n’ai pas tenu le spectacle.
Regrettez-vous maintenant de ne pas avoir fait d’annonce ?
Julien Dran : Pas vraiment. La plupart des gens m’ont déjà entendu chanter des choses aussi difficiles, et savent que j’en suis capable. Mais je demanderai tout de même une annonce demain !
Jodie Devos : Les gens savent qu’il sait chanter ! Quand on est capable d’enchaîner dix contre-ut d’affilée, c’est qu’on a une bonne technique vocale.
Julien Dran : J’en ai même enchaîné onze, mais ce n’est pas à mon sens ce qui est le plus difficile. En revanche, chanter l’air de la Fille du Régiment [connu pour les neuf contre-uts qui doivent être chantés d’affilée par le ténor -et auxquels Julien Dran en ajoute deux dans son interprétation, ndlr] à Orange lorsqu’il fait 17°C et qu’il y a des rafales de vent, c’est difficile ! Ce soir-là avait d’ailleurs été difficile pour tout le monde, y compris pour Natalie Dessay !
Julien Dran chante l'air de Tonio dans La Fille du Régiment :
Jodie, votre second prix au Concours « Reine Elisabeth » a été un moment important de votre début de carrière : qu’est-ce que cela a changé pour vous ?
Jodie Devos : Ça a démarré ma carrière ! Je n’étais personne, je faisais encore mes études et je chantais Liesl dans La Mélodie du Bonheur, que j’apprécie beaucoup mais qui ne correspondait pas à mon plan de carrière. J’ai décidé de préparer la même année ce concours et mon diplôme pour être enseignante, que j’ai obtenu : j’ai donc ça en poche au cas où ! Je ne m’attendais pas à aller si loin dans ce concours. Mon objectif était d’atteindre les demi-finales. J’ai finalement obtenu le second prix et le prix du public, ainsi que beaucoup de sympathie de la part de mes compatriotes belges. Le Directeur de l’Opéra de Liège m’a donné un grand rôle l’année suivante. Bartok disait que les concours sont faits pour les chevaux, mais je suis la preuve que ce n’est pas vrai ! Il y a vraiment eu un avant et un après. Il faut dire que ce prix est un événement très couvert médiatiquement en Belgique. Et puis cela nous permet de disposer de vidéos de qualité professionnelle avec orchestre que peu de jeunes chanteurs peuvent présenter. Enfin, l’équipe est formidable et fait tout pour permettre aux lauréats de développer leur carrière : nous avons fait une tournée de concerts et j’ai été chanter au Brésil et en Inde. Ce concours est une vraie chance !
Jodie Devos chante Rosina à Liège :
Julien, vous avez fait du cor, du piano et du sport à haut niveau : ce que vous y avez appris vous aide-t-il aujourd’hui dans votre carrière ?
Julien Dran : Le sport m’aide beaucoup. J’ai fait de la boxe, beaucoup de vélo et de la natation en compétition. Cela m’a apporté une endurance physique que je garde aujourd’hui, même si elle tend à s’amenuiser du fait d’un manque d’entretien : il faut que je m’y remette ! En revanche, le cor ne m’a pas aidé car la respiration y est dans la puissance, tandis que nous devons être dans la détente : cela m’a pris du temps et beaucoup de travail pour changer cela. Enfin, cela fait des années que je n’ai pas touché à un piano : je serais incapable aujourd'hui de m’accompagner.
Dans une soirée de spectacle, quel moment attendez-vous avec impatience et lequel redoutez-vous ?
Julien Dran : La réponse est la même pour les deux parties de la question. Les premiers instants sur scène sont à la fois ce que j’attends et ce que je redoute le plus. Nous sommes dans les loges en attendant le début. Il faut gérer la pression, le stress et son énergie. Une fois que le spectacle est lancé, on est concentré. D’un autre côté, les jours où on chante, nous devons faire attention toute la journée, ne pas trop parler. On est dans l’attente : il y a un vrai soulagement lorsque cette attente prend fin.
Jodie Devos : J’apporterais les mêmes réponses. Il est vrai que cette attente est assez longue.
Les périodes de répétition sont également constituées de longues périodes de pause : comment gérez-vous ces moments ?
Julien Dran : Il est vrai qu’on attend beaucoup pendant les répétitions, mais c’est une attente très différente, où l’on s’ennuie. Pendant les répétitions de Lakmé, les pauses ont été rares et lorsque cela s’est produit, nous avons joué aux cartes (au Uno), ce qui était très sympathique. Plus généralement, lorsqu’on fait des seconds rôles, on joue le jeu et on attend, ce qui est normal. Mais quand on a un rôle plus conséquent, on essaie de voir avec le metteur en scène comment éviter ces périodes d’attente qui font perdre beaucoup d’énergie.
De quoi vos saisons prochaines seront-elles faites ?
Jodie Devos : Je vais chanter ma première Susanne [dans Les Noces de Figaro, ndlr] en avril 2018 et, comme nous l’avons déjà évoqué, ma première Comtesse Adèle [dans le Comte Ory, ndlr], ce qui constituera les deux prises de rôle de mon année. Pour les Noces de Figaro, les conditions seront idéales : j’aime la maison dans laquelle cela va se faire, avec un chef extraordinaire, et une mise en scène d’Emilio Sagi. C’est l’un des rôles de soprano que nous avons toutes envie de chanter. Il n’est pas vocalement très exigeant, mais c’est un personnage qui a du caractère et j’adore jouer la comédie. J’ai hâte de travailler sur ce personnage et d’en créer ma propre interprétation. Je commencerai à travailler ce rôle pendant la production de la Flûte enchantée à Dijon. J’ai eu la chance de travailler les récitatifs du premier acte pendant mes études à Londres : j’avais un professeur de récitatif. C’est important car il est finalement plus difficile d’apprendre les récitatifs que les airs. On a tendance à les laisser de côté, alors qu’il faut faire chanter le texte avec un débit parlé, ce qui n’est pas si facile, surtout en italien. En plus, Susanne en a beaucoup. J’ai également prévu d’aller voir mon chef de chant en avril pour commencer à travailler ces deux rôles.
Julien Dran : De mon côté, en plus de Don Carlos, je vais également chanter Gaston à Bastille dans la reprise de la Traviata chantée par Netrebko. En deux ans, j’aurais ainsi croisé tout ce qu’il se fait de mieux ! J’avais d’ailleurs beaucoup sympathisé avec Bryan Hymel l'an dernier : c’est quelqu’un de très bien. J’aurai également plusieurs Pêcheurs de Perles, à Limoges, Saint-Etienne et peut-être Nice. En 2019, il y aura Robert le Diable à la Monnaie. Je chanterai également plusieurs Alfredo dans Traviata. Je l’ai chanté l’été dernier dans la mise en scène d’Olivier Desbordes [pour la compagnie Opéra Éclaté, ndlr] et cela s’est très bien passé.
Julien Dran (© Harcourt)
Quels sont les rôles que vous souhaiteriez chanter à moyen terme ?
Jodie Devos : Il y a deux ou trois étapes que j’aimerais atteindre. Dans le bel canto, il y aura Gilda dans Rigoletto, et Lucia di Lammermoor, qui est vraiment le rôle de mes rêves. Si j’atteins cet objectif, je pourrais regarder plus loin, vers Manon Lescaut, par exemple. Cela nécessite d’avoir un plan de carrière, même si on ne choisit pas toujours les rôles qu’on nous propose. Je dois travailler, donc j’accepte tout de même des rôles qui ne servent pas cet objectif, mais qui apportent de l’expérience. En revanche, j’essaie de ne pas faire uniquement des rôles sollicitant mes suraigus afin de continuer à travailler des rôles centrés vocalement. J’ai en effet également besoin de nourrir mes médiums. Les rôles d’opéra-comique permettent par exemple d’entretenir les médiums, ainsi que la prononciation, d’ailleurs.
Julien Dran : J’ai déjà eu la chance de chanter deux rôles sur les trois pour ténor de Lucia. Aujourd’hui, ayant chanté Edgardo, je n’ai plus envie de chanter Arturo. J’aimerais également chanter Rigoletto : j’ai toujours aimé l’œuvre et le rôle en particulier. Il se pourrait d’ailleurs que ça ne tarde pas trop. De même, le Trouvère est l’un des opéras que j’aime le plus. La première fois que j’ai entendu cette œuvre, je suis resté ébahi. Le ténor qui chantait le rôle-titre, Giuseppe Gipali, était très bon. Werther est également magnifique, mais il faut y aller pas à pas. J’ai fait beaucoup de Rossini mais j’ai finalement arrêté ce répertoire, même si on m’en propose toujours parce que j’arrive à atteindre les notes requises. En effet, même en travaillant beaucoup mes vocalises, elles ne sont pas aussi fluides que certains de mes collègues. Je suis plus à l’aise dans des répertoires plus centraux comme Lucia ou Les Pêcheurs de perles. Je n’ai éprouvé aucune difficulté avec ce rôle de Nadir, alors que beaucoup de ténors en ont peur : l’écriture est parfaite pour moi. J’aimerais tout de même rechanter le Barbier de Séville. Enfin, je n’attends qu’une chose, c’est qu’on me propose La Fille du Régiment, l’Elixir d’amour et Don Pasquale : ce sont des rôles qui ne me poseraient aucun problème. C’est même le répertoire que je devrais chanter maintenant, vocalement parlant, plutôt que la Traviata, mais on ne me les propose pas, pour l’instant. De même, on ne me propose pas de Mozart, alors que j’aimerais vraiment chanter Cosi fan tutte ou Don Giovanni. Plus tard, quand j’aurai des cheveux blancs, j’aimerais aborder Mithridate ou Idoménée : c’est un exercice de style qui est génial. Il faut s’y investir vraiment.
Vous est-il déjà arrivé de refuser des rôles ?
Julien Dran : Oui, parce qu'il faut parfois suivre son instinct. On m’a par exemple proposé Les Contes d’Hoffmann parce que je suis français, que j’ai les notes, et que l’un de mes collègues [Sébastien Guèze, ndlr] le chante beaucoup. Mais ce rôle pourrait me faire du mal. Les gens n’imaginent pas à quel point une œuvre peut écraser un artiste, en fonction de la maturité vocale, intellectuelle ou physique à laquelle on y arrive. Par exemple, dans Roméo et Juliette, le début est joli, avec des aigus : cela semble abordable. Mais la fin est longue et difficile. Il faut passer le mur de l’orchestre. Déjà, j’ai dit oui pour Lucia après une longue réflexion : je l’ai fait à Clermont et à Massy, mais je n’aurais pas pris le rôle à Marseille dont la salle est grande. Aujourd’hui en revanche, je pourrais l’y chanter.
Jodie Devos : Nous devons garder à l’esprit constamment qu’il faut faire des choix raisonnables si nous voulons durer dans ce métier. Même si on a très envie de chanter certains rôles et même s’il faut travailler. Dire non est toujours très difficile, mais parfois nécessaire.
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