L’Histoire du Soldat ne finira jamais…
Avant d’être invité à rentrer dans la salle Cortot pour une deuxième partie de soirée avec le Centre de musique de chambre, le public s’attarde à la contemplation des dessins de Fanny Houillon, qui le familiarisent avec les personnages de l’œuvre : le Soldat, le Diable, la Princesse malade, la Petite Fille et le Violon. L’instrument est un personnage à part entière : objet du pacte qui lie le soldat et le diable, il figure l’âme damnée. Le conte de l’écrivain suisse Ramuz, d’après Afanassiev, est une adaptation faustienne du folklore russe. Stravinsky s’en empare et écrit une musique de scène pour un petit ensemble de sept musiciens.
L'Histoire du Soldat au Centre de musique de chambre de Paris
Ils ne sont pourtant que cinq instrumentistes sur la scène de la salle Cortot. La contrebasse et les percussions ont été enregistrées au préalable et sont diffusées par un système hi-fi. La qualité du matériel, le talent des musiciens et l’incroyable acoustique du lieu font oublier l’artifice, qui permet par ailleurs que vidéo et musique soient parfaitement en phase. La direction précise de René Bosc, qui, attablé derrière ses ordinateurs, marque résolument les mesures asymétriques, assure la cohésion du tout.
L'Histoire du Soldat dirigée par René Bosc au Centre de musique de chambre de Paris
Le spectacle commence avec « la préhistoire du Soldat », création vidéo audacieuse qui mêle dessins en noir et blanc de Fanny Houillon, images d’archive et images de synthèse à une recomposition électroacoustique de la musique de Stravinsky. L’univers visuel imaginé par Jérôme et René Bosc utilise la réalité augmentée et autres procédés de synthèse visuelle au service d’une esthétique abstraite. Une importance toute particulière est donnée aux mains, toujours indépendantes des corps, mains du chef d’orchestre, doigt tendu du Dieu créateur ou manipulations du Malin. Les voix enregistrées, avec une déclamation relativement antinaturaliste, incorporent au texte de Ramuz des commentaires et des digressions. Si l’on retrouve les deux parties initiales, damnation du soldat puis tentative de reconquête du bonheur, l’ordre des scènes est bouleversé au profit d’une lecture très personnelle élaborée par René Bosc en collaboration avec les descendants du compositeur, Marie, Nicolas et Alexandra Stravinsky.
L'Histoire du Soldat au Centre de musique de chambre de Paris
La musique de L'Histoire du soldat réjouit les oreilles autant qu’elle les violente. La marche d’ouverture, sur laquelle le texte est dit en rythme, contient déjà tous les ingrédients de cette écriture révolutionnaire : omniprésence du rythme, virtuosité instrumentale, modalité étendue. La partition recèle divers éléments parodiques issus pour la plupart du répertoire populaire et de la danse. Ryo Kojima, déjà remarqué sur cette même scène dans Le Bal masqué en décembre dernier, à l’instar du clarinettiste Bertrand Laude, exécute avec vigueur les traits en double-cordes qui décuplent la sonorité de son violon, âme torturée par le pacte diabolique, isolé du reste de la troupe.
L'Histoire du Soldat au Centre de musique de chambre de Paris
Comme dans toutes les productions du Centre de musique de chambre, la disposition scénique n’est laissée ni à l’habitude ni au hasard. Les musiciens investissent l’espace et leurs déplacements rythment la dramaturgie. L’élévation de la clarinette et du basson dans les loges à cour et jardin crée un véritable moment de grâce : les harmonies boisées s’évanouissent dans les hauteurs de la salle et apportent un peu de répit à cette musique hantée par la guerre : la Première Guerre Mondiale que Stravinsky fuit dans son exil helvétique. L’Histoire du Soldat n’a rien perdu de son actualité et continue à interroger en 2017.
L'Histoire du Soldat au Centre de musique de chambre de Paris