La Fille de Madame Angot à l’Opéra de Nice : de l’art du tourne-vis comica
Quel est le dénominateur commun entre le Directoire, Mai 68 et aujourd’hui ? Une certaine permanence du changement en matière de mœurs et d’idéologies, semble répondre le spectacle. Elle trouve son expression musicale dans la cadence enlevée de la partition et son expression dans l’art du pamphlet, de la chansonnette ou encore de la caricature. Tel semble être le dessein de la mise en scène de Richard Brunel, portée par une scénographie qui multiplie les supports d’écriture (Bruno de Lavenère) : mur pare-feu, tracts, affiches, banderoles, etc. Elle apparie les motifs iconiques propres à l’époque des barricades et des émeutes urbaines de la Commune, à ceux des cortèges et des manifestations propres à notre Modernité tardive.
L’art de la parole, jaillissante et jubilatoire, qui caractérise le genre de l’opéra-comique (et cette œuvre en particulier qui tourne autour d’une chanson séditieuse), fonctionne ici non seulement comme un thème mais également comme un médium privilégié. Des slogans, des punchlines et autres messages tagués, parfois en temps réel, émanent de différents collectifs contestataires : conspirateurs réactionnaires, ouvriers grévistes, femmes des années soixante-dix, finement chorégraphiés pour les chœurs par Maxime Thomas.
Le ventre de Paris (les Halles) devient, par le truchement d’un dispositif massif, une usine de construction automobile, fleuron français des Trente glorieuses. Le travail à la chaine et la consommation de masse y sont une forme moderne d’aliénation. Tournant sur elle-même, cette mécanique, à la fois lourde et mobile, est celle d’un univers, à la fois concret et virtuel. Il associe d’un acte à l’autre, travail et loisir : notamment le cinéma, domaine et lieu dans lequel évolue l’actrice-courtisane Mademoiselle Lange, rivale et amie de Clairette Angot.
L’esthétique des costumes (Bruno de Lavenère) et des lumières (Laurent Castaingt) est plus ou moins subtilement vintage, de la ligne naïve de la bande-dessinée (Tintin) au psychédélisme acidulé des pochettes de vinyle (Pink Floyd), en passant par la pureté stylisée de la Nouvelle Vague (La Mariée était en noir).
Sur le plateau, qui porte bien son nom, les rôles sont bien distribués. Y évolue la digne fille de Madame Angot, la Clairette de la soprano québécoise Hélène Guilmette, certes engoncée dans des habits peu seyants, mais pétillante de verve et de vitalité, en fausse péronnelle. La matière vocale est gourmande et citronnée, aérienne et fleurie, tandis que le timbre semble s’insinuer entre la flûte et le cor avec qui la ligne de chant s’acoquine, en particulier dans le médium.
La mezzo Valentine Lemercier campe une Mademoiselle Lange stylée, femme de tréteaux à la Feydeau et de plateau à la Truffaut (Jeanne Moreau, selon le metteur en scène). La diction, précise et soignée, est celle d’un personnage habitué à être capté en gros plan, tandis que les différents registres de sa voix longue et bien vibrée sont enjôleurs et cajoleurs, délivrant leurs différents grains couleur raisin.
L’Hersilie et surtout l’Amarante de la soprano Floriane Derthe versent leur sirop léger et gouailleur dans la coupe d’abondance de l’intrigue. La voix est fine mais efficace, en particulier dans la narration (l’histoire de Clairette), le timbre naturel ou rehaussé de fines paillettes de midinette.
Côté chant masculin, le Pomponnet du ténor Enguerrand de Hys offre, en ouverture d’intrigue, sa touchante touche de poulbot. La voix est illuminée et enluminée par toute l’urgence de son désir de convoler, portée par un vibrato serré qui s’amplifie dans l’aigu.
L’Ange Pitou du baryton Philippe-Nicolas Martin fait de son instrument de chansonnier, rompu à l’art déclamatoire de la rue, une arme de séduction massive, portant haut le plastron et beau la redingote. La ligne de chant se fait capiteuse, boisée, soupirante, en particulier dans le grave. Il sait aussi se parer d’une subtilité toute baroque, projetant des notes incisives et labiles, comme des départs ou des arrivées de vocalises.
Autre manière de barytonner que celle de Matthieu Lécroart, en homme d’affaire Larivaudière, tout en énergie, en efficacité, en pragmatisme, usant d’un timbre de basson moqueur. Projection et diction atteignent leur cible, sans faillir et avec justesse, en toute circonstance, y compris délicate.
Le baryton Matthieu Walendzik commute de rôle en rôle (Cadet, Officier, Incroyable et surtout Buteaux) avec prestance, aussi bien physique que vocale, acteur-chanteur engagé dans les différentes strates de l’intrigue.
Le Louchard du baryton-basse Antoine Foulon ferme la marche des voix graves, avec le noir brillant et sucré de son timbre de réglisse, cadré par une projection bien musclée.
Enfin, le danseur Trénitz est confié à l’acteur américain Geoffrey Carey. Son accent étranger se donne comme l’équivalent de la diction étrange des formidables, au temps du Directoire, substitution d’ordre linguistique voire linguale, telle la voix de l’Altérité.
La direction musicale de Chloé Dufresne souligne l’implacable dynamisme de la partition, avec d’amples gestes qui s’emploient, sans faiblir, à relier fosse et plateau (ce dernier devançant parfois très légèrement la phalange niçoise appliquée à révéler les scintillements de l’orchestration). Le chœur maison, préparé par Giulio Magnanini, déploie ses forces vitales et vocales avec une franche jubilation, se mettant au service d’une mise en espace sonore et scénique délicatement et lisiblement étagée.
Le public, qui ne peut retenir quelques applaudissements après les ensembles bien sentis (du duo au tutti), salue de manière démocratique et équilibrée les forces d’un spectacle situé à la croisée des genres, des époques et des langues.