Norma en ouverture de saison à l’Opéra de Marseille : “E la Nave va”
La production reprend la mise en scène sobre, sévère, symétrique d’Anne Delbée (pour l'Opéra national du Capitole de Toulouse, où Karine Deshayes incarnait Adalgisa). L’intrigue est placée dans l’époque du livret de Romani, à sa matière celtique idéale, son gui sacré, son grand cerf argenté, sa forêt stylisée, sa barque amarrée et ses chevaux légers (sculptures de Vincent Lievore et Augustin Frison-Roche).
La direction d’acteur amidone le plateau de gestes lents, éloquents, fervents, empruntés au théâtre antique, et qui produisent un mélange paradoxal de sobriété ampoulée. Le grand cerf, à cet égard, est emblématique. Heureuse trouvaille poétique et dramaturgique, dans son blanc manteau, il est incarné par l’acteur Valentin Fruitier dont les rauques déclamations voisées, en langue française, rappellent le Grand Siècle de Racine.
Les décors d’Abel Orain versent dans une idéalité géométrique donnant tout son poids à la présence humaine : volumes symétriquement combinés, aux arêtes droites et obliques, que sépare une pierre d’autel sacré. Telle une grande dalle funéraire, elle se lèvera lors du sacrifice final, pour permettre aux défunts de passer d’une rive à l’autre. Penchée vers l’avant-scène, elle contraint les personnages, les écrase sous le poids des croyances, d’autant que ces derniers sont lourdement vêtus.
Le proconsul Pollione, chaussé de solides cuissardes, peut l’arpenter et le profaner à l’envi. Les autres protagonistes, notamment les deux prêtresses, sont enveloppées de toges aux amples plis et surplis, en rouge et noir (respectivement Adalgisa et Norma), et doivent constamment veiller à ne pas trébucher (costumes de Mine Vergez).
Les lumières de Vinicio Cheli plongent les regards dans le cœur du drame, immatérielles et spirituelles. Elles commutent subtilement ou brutalement, du mauve au rose, du blanc au noir, en continuité avec quelques séquences vidéo, projetées en fond de scène, représentant la part la plus intime et secrète de Norma, ses enfants comme ses désirs.
La Norma de Karine Deshayes, entendue en prise de rôle lors du Festival d’Aix-en-Provence 2022 puis en prise de rôle scénique en juin dernier à Strasbourg, prend ici toute sa dimension dramatique, de la prière diaphane à l’imprécation profane. Le récitatif est son tremplin, son viatique, dans lequel elle prend des forces pour mieux s’élancer dans le belcanto exigeant de son rôle. Sa voix, étirée, incisée et patinée, entre l’ombrelle de ses graves et la lumière lunaire de ses aigus, se pose et se repose, de vocalise en vocalise, de tressaillement en tressaillement, entre les tremblements de la musique. Solitaire dans la prière, souveraine dans la colère, elle fusionne avec Pollione et Adalgisa, à la faveur de la subtilité des ensembles belliniens. Quelque chose d’aérien caractérise la matière de son chant, flûte ailée, caresse diaphane qui, dans ce rôle, semble unifier les passions extrêmes d’une femme sublime et qui se sublime.
L’Adalgisa de la soprano Salomé Jicia lui tend directement son miroir dramatique et vocal. L’osmose avec la voix de Karine Deshayes est complète, l’une retenant son ruban de velours, l’autre son carré de soie. L’assise, sinon l’assiette vocale, est sûre, la ligne est libre et capiteuse comme un sillage de fumée d’encens.
La Clotilda de la soprano Laurence Janot est altière, lors de ses quelques phrases à la couleur de fruit d’automne.
Le Pollione du ténor Enea Scala promène son drapé vocal à l’avant-scène, avec la mâle arrogance de grands gestes masculins, que plisse le vibrato puissant et charpenté de sa ligne de chant. Dans ses duos et trios, il projette sa voix avec plus de retenue, calibre subtilement son instrument, pour mieux épouser les galbes de l’amour bellinien.
En Oroveso, la basse Patrick Bolleire vrombit son timbre de lune noire, avec la retenue d’un moteur entretenu à l’arrêt, mettant en voix le mot d’ordre du drame : feindre la paix.
Le Flavio du ténor Marc Larcher parvient à surmonter, en quelques mots, l’ensemble des forces scéniques déployées, y compris en coulisse.
La gestuelle énergique du jeune chef italien Michele Spotti est celle d’un percussionniste, capable d’activer un instrumentarium immense et varié. L’impression d’ensemble est cinématographique : une bande-son, mise en rotation comme un projecteur à l’ancienne. Elle s’échappe d’une fosse aux accents felliniens (E la Nave va : Et vogue le navire…), toujours à deux doigts, sans la vigilance du chef, de verser chez Bellini, dans une rengaine au balancement doux-amer. Le chef, qui prend un plaisir palpable, à déployer de vastes coroles instrumentales et vocales, est le réalisateur et le garant de la tenue du grand chaudron qu’est l’ensemble fosse-plateau.
Le Chœur (préparé par Florent Mayet et Clément Lonca), qui assume un rôle non décoratif, se répartit dans l’espace de manière soignée, offrant son partage symétrique à la mise en scène et en son. Stéréophonique, il ajoute son timbre de gui et de verveine chez les dames, d’ambre et d’ébène chez les hommes aux couleurs du drame.
Le public, aux réactions épidermiques, applaudit longuement le spectacle, réservant une ovation-maison à Michele Spotti, après avoir acclamé les trois grandes voix du drame, et discrètement hué le « tragédisme » plutôt que le tragique de la mise en scène.