Phänomen, du cœur à la voix
Collaboratrice de longue date de La Monnaie, la pianiste s'apprête à prendre sa retraite après une carrière marquante en tant qu'accompagnatrice de récitals et répétitrice. Pour clore sa carrière au sommet du romantisme, le premier récital de la saison se situe entre c(h)œur et voix, en analyse d’un phénomène.
Pour ce faire, Inge Spinette a choisi un duo vocal : la soprano Liv Redpath et le baryton Samuel Hasselhorn. Réputée pour sa voix limpide, Liv Redpath incarne l'oiseau enchanteur wagnérien dans l'œuvre qui ouvre cette saison : Siegfried (mise en scène par Pierre Audi, voir le compte-rendu Ôlyrix). Samuel Hasselhorn, quant à lui, incarne une facette plus sombre du paysage wagnérien, avec une voix d'une profondeur boisée et solennelle.
À peine le trio est-il monté sur scène que l’auditoire est plongé dans un abysse des plus profonds. Un extrait du chant de l’oiseau dans Siegfried de Wagner s’élève, et l’attention du public se cristallise. Seule subsiste la lampe du piano d'Inge Spinette, semblable à une solitaire lamproie dans cet univers souterrain. L'immersion dans l'univers sombre d’Hugo Wolf débute avec Der Genesene an die Hoffnung (Le Convalescent à l’Espérance), tiré des Lieder de Mörike.
« À l’instar de Wagner, Mörike crée un cosmos chargé de sens, dans lequel oiseaux et plantes nous parlent et où l’amour entre deux âmes l’emporte sur les biens de ce monde. » – Inge Spinette
Samuel Hasselhorn capte alors immédiatement l’attention du public. Plongée dans un univers intime, sombre et austère, la lumière revient peu à peu, dévoilant la robe flamboyante de Liv Redpath. Véritable portrait d’élégance, sa voix se marie à l’allure de la chanteuse avec une clarté brillante et scintillante. Les membres du public qui ont eu la chance de voir Siegfried savent en quelles hauteurs la soprano peut se comparer aux vocalises volatiles. Entre abysses et espaces célestes, un espace vocal est alors présenté, prêt à accueillir l’amplitude des Lieder. Partageant le programme, le duo alterne avec malice et complicité entre Fußreise (Promenade à pied) profonde et sombre, ponctuée par le clavier aux allures Jazzy d’Inge Spinette et Das verlassene Mägdlein (La Jeune Fille délaissée), résolument romantique. Maîtresse de cérémonie, la pianiste tempère à la touche les Lieder, oscillant entre une lecture très romantique, pudique et maîtrisée, pour ensuite jouer le jeu narratif de Schumann et sa malice élégante.
Similaire à de l’eau ruisselante, la soprano offre au public une sensation de translucidité redoutable. O wär’ dein Haus durchsichtig wie ein Glas (Oh, si ta maison était transparente comme le verre) résonne avec la nécessaire délicatesse schumannienne de Mondnacht (Nuit de Lune). Face au silence absolu de l’auditoire, la soprano pointe les notes et forme un paysage intime de la nuit, faisant face au silence. En réponse, Samuel Hasselhorn s’impose de solennité profonde pour les Lieder de Goethe et le Grenzen der Menschheit (Les limites de l’humanité). Ample et solennel, l’intime se mêle à une générosité maîtrisée, la prosodie, légèrement pincée, oscillant subtilement entre le partagé et le retenu.
Résolument complice, le trio offre ainsi un récital d’une rare qualité. Ovationné par un public conquis, l’exercice du récital est ici renouvelé par un jeu de lumière, un narratif et un naturel désarmant.