Tristan et Isolde à Genève, à la lumière de la nuit
L'année dernière, son Parsifal, sur cette même scène, avait déjà été marqué par un minimalisme scénographique assumé mais où le sang coulait à flot et où, en béquilles, les personnages semblaient déjà porter leur propre fardeau. En cette rentrée, pour cette production attendue de Tristan et Isolde, Michael Thalheimer propose une mise en scène de la même veine. Et la (sombre) couleur est annoncée dès le programme de salle : il s’agit « d’éviter tout ce qui est inutile », pour que le spectateur puisse mieux s’abandonner « à une œuvre qui ose prendre son temps ». Alors, tout est fait pour laisser place au drame, et rien qu’au drame, sans élément superflu ni recours à la vidéo (comme cela a pu être vu dans un autre Tristan, à Rouen, avant l’été).
La scène est nue, tout simplement. Point de chaises, de tables, d’éléments de décor, nul objet pour figurer quelque nature ou forêt aux teintes apocalyptiques que ce soient. De l’épure, rien que de l’épure, seule une corde offrant à Isolde puis à Tristan de tirer comme le propre poids de leurs propres démons, une estrade mobile permettant en outre aux personnages de prendre à l’occasion de la hauteur (comme quand il s’agit d’être sur un navire approchant les Cornouailles, à l'Acte I). Mais pour le reste, Michael Thalheimer et son scénographe Henrik Ahr semblent, dans une mise en scène qui n’en est presque plus une, vouloir dépasser le minimalisme : l’idée est de figurer le néant, un genre de crépuscule devant être l’unique horizon promis aux personnages.
Du vide, alors, sur scène ? Pas tout à fait. Car il y a ces lumières (de Stefan Bolliger), d’abord. Pas moins de 260 petits spots disposés en forme de luminaire géant sur le fond de scène, dont l’intensité des projections fonctionne sur un paradoxe : plus la lumière est puissante, avec des tons allant d’un jaune pâle jusqu’à un blanc vif, plus la nuit semble se faire d’autant plus obscure et écrasante alentour. Mais l’effet est parfois aveuglant : ainsi de cette mort d’Isolde, qui expire sur le corps de Tristan sur fond d’un tapis lumineux ultrapuissant, faisant suggérer que la nuit est cette fois définitive et implacable, mais rendant ce climax du drame presque invisible pour des spectateurs dont certains vont jusqu’à se couvrir les yeux (peut-être l’idée est-elle alors de dispenser le public d’assister à cette déchéance des deux amants, pour ne retenir que la passion amoureuse qui les unit à jamais).
Des lumières donc, mais aussi des mouvements... ou plutôt des non-mouvements. Car assurément, cette mise en scène permet de se concentrer exclusivement sur les ressorts passionnels de l’intrigue, reposant aussi sur une direction d’acteurs travaillée. Avec ce parti pris assumé : celui de ne jamais se faire rencontrer physiquement les deux amants, dont les mouvements et la gestuelle s’épousent parfaitement sans que les corps ne se touchent, hormis à la fin du drame. Une manière de montrer combien, inéluctablement, leur amour est impossible, sauf dans la disparition commune. De cette étrange mécanique résulte en tout cas des mouvements multiples, exécutés debout, assis sur l’estrade ou encore à terre, par deux amoureux dont le seul lien charnel est celui des regards, profonds et empreints de douleur. Et si les corps se rencontrent, c’est à l’occasion sur les parois entourant la scène, les jeux de lumières permettant de subtils jeux d’ombres venant produire des effets visuels d’un esthétisme accompli.
Un esthétisme plus prononcé en tous les cas que celui des costumes de Michaela Barth, somme toute très neutres : la blanche robe nuptiale d’Isolde devient d’un noir ténébreux au dernier acte, manteaux et chemises sans éclat étant par ailleurs de rigueur. Seule la tenue verdâtre de Melot façon homme d’affaires moderne sort du lot et interroge (le but étant sans doute d’en faire un homme par trop contemporain dont la froideur mortuaire serait le parfait antagonisme d’une passion amoureuse exacerbée, incarnée par Tristan et Isolde).
Puisqu’il y a donc de quoi se concentrer sur les voix, l'auditoire peut pleinement le faire pour la performance de la Suédoise Elisabet Strid : avec son intensité dans l’incarnation dramatique, ce regard habité, ces yeux embués, et ces mouvements de main disant à la fois la désolation et la détermination. La générosité vocale déploie en outre richesse de timbre et amplitude de tessiture offrant tant des aigus généreux qu’un médium charnu et des graves de belle rondeur. Son endurance, aussi, voit la soprano arriver jusqu’à son Liebestod final avec une voix toujours expressive, plus touchante et éplorée que jamais.
Le Tristan de Gwyn Hughes Jones, quoique valeureux, peine davantage sur la durée. Le ténor gallois qui, sur cette production, se partagera le rôle-titre avec l’Allemand Burkhard Fritz (quand Elisabet Strid assurera elle les cinq représentations), se montre d’abord sur la réserve, dans l’Acte I, avec une voix qui peine à trouver le plein relief attendu, et une proposition gestuelle très figée. Bien sûr, la mise en scène n’appelle pas de grands mouvements d’emphase mais, à partir du II, le ténor se montre comme davantage libéré, déjà plus mobile à l’heure de faire longuement face à Isolde, et surtout bien plus éloquent sur le plan vocal. Même si le souffle s’y fait parfois court, ses élans de vie funestes, à l’acte III, sont d’une puissance dramatique réelle, servis par un chant à la projection vibrante s’évanouissant en d’ultimes suffocations.
La Brangäne de Kristina Stanek est l’une des révélations de la soirée. Pour ce qui est pourtant une prise de rôle, la mezzo se montre d’une infaillible assurance dans la restitution d’un personnage tout en tourment et dévotion. Imperturbablement, et même lorsqu’il s’agit, au II, de chanter depuis le troisième balcon, son mezzo aux reflets brunis se fait entendre, tissé sur le fil d’un legato à la qualité constante. L’investissement dramatique, avec cette manière d’être plus que de jouer, est aussi des plus saisissants.
Tareq Nazmi, lui aussi pour une prise de rôle, prête au roi Marke une voix de basse autoritaire et profonde, dont les couleurs sépulcrales disent aussi bien la colère que le ressentiment. Audun Iversen est un Kurwenal d’aussi belle facture, avec la prestance de son baryton et un legato cousu de fil d’or, quand Julien Henric porte le rôle de Melot avec toute l’énergie requise, et une voix tranchante à la diction précise.
Plus furtivement, le ténor Emanuel Tomljenović en matelot et berger, et le baryton Vladimir Kazakov en timonier, donnent à entendre des voix assurées et vaillamment projetées.
Dans la fosse, Marc Albrecht conduit l’Orchestre de la Suisse Romande avec des élans qui se font d’abord timides, au premier acte, avant que le propos musical ne tourne ensuite à l’éruption de sonorités passionnées, de motifs entêtants et de rythmiques tourbillonnantes. Le Prélude de l’Acte III, avec ces violoncelles tourmentés, ces vents affligés, ces cors tels des lueurs dans l’obscurité, est d’un lyrisme total. Enfin, le Chœur du Grand Théâtre de Genève (direction Mark Biggins), sans jamais paraître sur scène, s’acquitte de son rôle avec une présence sonore d’excellent acabit.
Après presque cinq heures de spectacle, les yeux aveuglés et à peine remis de la mort d’Isolde, le public ovationne sans retenue ce grand retour de Tristan à Genève.