Siegfried à La Monnaie, quand l’enfant était enfant
Les deux premiers volets du Ring des Nibelungen ont connu un grand succès grâce à la signature symboliste du metteur en scène Romeo Castellucci. Le développement de ses deux derniers épisodes s'annonçait fascinant, avec technologie et intelligence artificielle à la clé. Toutefois, ce processus, bien que prometteur, s'est révélé trop long et trop coûteux pour être mené à terme avant la fin du mandat de Peter de Caluwe à La Monnaie. Soucieux de terminer néanmoins ce Ring, le directeur a choisi, pour les deux derniers volets, de reprendre la mise en scène de Pierre Audi (actuel directeur du Festival international d'art lyrique d'Aix-en-Provence).
Après l’eau, l'élément principal dans L'Or du Rhin, et La Walkyrie placée sous le signe de la terre et du sang, qu’en est-il pour le Siegfried de Pierre Audi ?
L’humain.
Le rideau s’ouvre et déjà le public peut observer un film projetant les plans serrés, créatifs, d’enfants costumés, dessinant des personnages héroïques et courbes d’arbres. Contrairement aux choix tectonico-symbolistes de Castellucci, Pierre Audi met l'accent sur la progression, la domestication et l’éducation (du jeune Siegfried face à son propre destin). Fidèle à la vision de Wagner, Pierre Audi s’approche d’une modernité contemporaine (dans l’esprit du Lied Vom Kindsein - Chanson de l’enfance de Peter Handke dans Les Ailes du Désir), tissant un lien de l’opéra Siegfried vers la part intime du spectateur, jadis enfant.
La mise en scène (minimaliste) se distingue ici par l'absence de repères temporels et, à travers une abstraction délibérée, elle accentue l'universalité du parcours initiatique de Siegfried. Sweat-shirt, basquettes, épées rustiques sont portés par les personnages entourés de blocs de métaux aux allures de décors industriels sans temporalité. Quelques doudous, dragons et jeux d’enfants géants rappellent l’enfance du public, baignés de halo lumineux abstrait, et un grand néon coupe la scène. À mi-chemin entre un univers techno-futuriste façon Berghain (boîte de nuit Berlinoise) et poésie médiévale d’Excalibur.
Cette approche décousue du temps fait écho au processus créatif de Wagner, qui lui-même interrompit la composition de Siegfried pendant douze ans entre le deuxième acte et la suite. De manière parallèle, Siegfried passe à l'âge adulte de façon tout aussi brusque, émergeant d'un rêve. Mi-homme mi-enfant, le personnage de Siegfried s’étoffe au fur et à mesure de l’opus, nourri par la déception, la violence, l’espoir et enfin, l’amour.
La musique, seul fil conducteur, tisse l'ensemble du récit à travers les leitmotivs wagnériens, évocateurs des prémonitions et souvenirs du héros face à son destin. L’Orchestre de La Monnaie sous la direction d’Alain Altinoglu vient contraster le minimalisme de la scène avec un fourmillement de détails et une précision d’horlogerie. Certaines percussions métalliques, produites par le marteau de Mime le Forgeron ajoutent en force tectonique. Les cordes, comme à leur habitude, témoignent de la musique de nerf qu’est la partition wagnérienne, avec aussi ses cuivres retentissants.
Face à la puissance en fosse, le ténor danois Magnus Vigilius propose une interprétation de Siegfried marquée par une froideur maîtrisée. En optant pour une approche minimaliste en début d’opus, son personnage s'enrichit progressivement pour culminer dans l’intensité de la scène amoureuse. Sa voix, d'une simplicité naturelle et dépourvue d'artifices (dans le respect de la mélodie verbale wagnérienne), se déploie avec aisance en poitrine. Les passages dans les aigus confèrent au personnage une subtilité vocale, exprimée avec une certaine précision, directe et très humaine.
Peter Hoare reprend le rôle de Mime, précédemment incarné dans L'Or du Rhin, où il était déjà en proie au désespoir. Avec énergie et générosité, il adopte une approche vocale d'une vivacité mordante et acérée, caractérisée par un renouvellement constant de son timbre, en contraste avec son apparence de nain manipulateur et fourbe.
Gábor Bretz revient, en Wanderer. Sa voix, toujours aussi imposante, sculpte l’espace sonore de la scène avec une profondeur empreinte d'autorité et de gravité. Son apparence, borgne et chauve, coiffé d’un chapeau noir, accentue l’image d’un Wotan despotique, rigide et inflexible qui tient face à la puissance de l’orchestre.
Scott Hendricks reprend le rôle d’Alberich. Vêtu de son uniforme noir, en collaboration avec Wotan, il incarne la fureur et le désir de vengeance : des sentiments qui imprègnent profondément son interprétation. La voix vibrante aux tendances baroques du chanteur apporte un timbre cuivré et une vélocité précise, les aigus sont brillants et les graves bien mats.
Fafner est représenté par une immense sphère métallique flottant dans les airs, derrière laquelle résonne la voix de basse, ses lignes vocales sombres et profondes revêtant une texture métallique parfaitement frappée. Après le coup fatal porté par Siegfried, Wilhelm Schwinghammer se dévoile au public avec une amplitude profondément humaine, dépossédé de sa puissance.
Ingela Brimberg reprend le rôle de Brünnhilde avec la même virtuosité qui lui avait valu une ovation dans La Walkyrie. Sa voix de soprano, à la fois puissante, riche et légèrement acidulée, marie une profondeur vocale impressionnante à la délicatesse éclatante de ses aigus, suspendus avec une finesse lumineuse pour un troisième acte de libération.
Nora Gubisch incarne Erda avec la même fidélité que dans L'Or du Rhin. Piquée et vive lors des accès de colère, elle fait preuve d’une maîtrise impeccable. La mezzo-soprano domine les registres graves avec une palette de couleurs vocales riches, tièdes et vibrantes.
Enfin Liv Redpath rejoint le casting en voix de l’oiseau de la forêt. Placée en arrière de scène, la soprano à la voix cristalline incarne la mère disparue de Siegfried, qui réussit à lui rendre visite à travers la forme d’un petit oiseau touffu et généreux en plumage. L’oiseau est également mimé par un figurant poétique, le corps gonflé d’un duvet d’oisillon et d’un petit toupet, soignant la solitude du héros principal.
Acclamé par une salle debout, le Siegfried de Pierre Audi éveille l’enfant en chacun, avec une simplicité désarmante. Moins symboliste que Castellucci, plus direct par sa vision du conte wagnérien, ce spectacle laisse donc triompher les voix sur scène, mais offre également les clés d’un imaginaire plus personnel au public. Less is more.