L’envol hésitant du papillon : Madama Butterfly à Bastille
Il est 19h30 à Bastille et le rideau ne se lève pas : au bout de 20 minutes d’attente Alexander Neef apparaît annonçant un “problème technique” qui retarde le début du spectacle. Cette raison, doublée de l’appréhension de la première, explique peut-être ce contraste frappant entre une première partie plutôt laborieuse aussi bien théâtralement que musicalement alors qu’après l’entracte tout semble rentrer dans l’ordre.
Créée en 1993, la mise en scène de Bob Wilson est déjà bien connue : si la rencontre entre le monde japonais et l’esthétique du metteur en scène américain (qui revendique s’inspirer des traditions théâtrales du Nô ou du Kabuki) s’annonçait a priori fructueuse, le premier acte ne va pas dans ce sens. Il faut dire que le livret de Madame Butterfly n'est pas basé sur une légende japonaise mais sur un drame sentimental et psychologique signé David Belasco (dramaturge américain pionnier de la mise en scène) : aussi le statisme imposé par Bob Wilson convient-il peu à la vivacité du début de l’œuvre, de la visite de la maison par Pinkerton et Goro aux scènes de foule, avec leurs répliques qui fusent et leurs références orientalisantes. Quelques belles images comme la découverte du poignard dans les affaires de la jeune fille ou l’arrivée du Zio Bonzo dans une brillante couleur rouge ne suffisent pas à donner de la vie à cette grande scène vide et à une esthétique qui, si elle évite le toc de l’orientalisme d’opéra, a parfois vieilli : le grand duo d'amour qui conclut l’acte voit ainsi les amoureux enchaîner face au public leurs répliques, sans contact physique ni jeu entre les personnages.
Après l’entracte, les choses changent peu à peu. Si le décor est toujours aussi minimaliste (un ponton, un carré de sable, un chemin de cailloux) les personnages se mettent à jouer ensemble de manière bien plus sensible, les déplacements sont toujours codifiés mais ils dessinent des relations, font apparaître des personnages : Butterfly a la vivacité d’un enfant et par moments des gestes les plus graves, Suzuki en témoin muet devient un chœur antique à elle seule, ou bien Kate Pinkerton en robe chic, double blanc d’une Butterfly toute en noir… La tension monte enfin, jusqu’à l’attente de Butterfly (et son fameux chœur “a bocca chiusa” - à bouche fermée) où Wilson fait vivre l’enfant de la Geisha avec une grâce qui rappelle ses premiers grands spectacles comme Le Regard du sourd : ce corps si jeune devient une figure étrange ramassant des graines qu’il avale avant de les mettre dans le poing de sa mère, figée dans l’attente de celui qu’elle aime. Une image qui reste dans la mémoire du public tout comme la fin, où l’histoire se résume en une diagonale tragique avec Pinkerton avançant le bras vers Butterfly clouée au sol mais encore tendue vers lui et, derrière eux, l’enfant qui regarde.
Côté voix, pour ses débuts à l'Opéra Bastille, Eleonora Buratto dessine avec prudence sa Butterfly, d’une voix parfois trop retenue en cette soirée de première. Dotée d'aigus ronds et brillants, d'un timbre soyeux, la chanteuse ne parvient pas à conserver l'homogénéité des couleurs sur l'ensemble de la tessiture avec un medium parfois trop faible, malgré des graves poitrinés et un corps engagé.
L'actrice, quant à elle, possède un charisme et une intelligence de jeu qui contrebalancent ces réserves, parvenant à émouvoir par son implication physique (qu’exige paradoxalement le statisme de la mise en scène). Le public l'ovationne.
À ses côtés, Aude Extrémo apporte à Suzuki sa voix chaude et noire, conservant de l’agilité et une belle profondeur de timbre sur tout son ambitus. La chanteuse française convainc elle aussi par un jeu précis aux intentions claires, soutenant avec délicatesse la douleur de l’héroïne.
Dans le rôle de Sharpless, Christopher Maltman donne à entendre une voix rauque, un peu indocile de prime abord mais qui, en se chauffant, se défait mieux de son vibrato assez présent, pour proposer une ligne plus soignée, tout en gardant une projection suffisante. L'acteur se révèle à l’aise dans le corset wilsonien, parvenant à donner vie au trouble du Consul américain.
Stefan Pop est un Pinkerton dont le port et la voix conviennent bien au rôle : le son est rond, centré, brillant sans nasalité, la ligne de chant ne manque pas de panache et l’interprète sait alterner nuances et vaillance. Néanmoins, en cette soirée de première, certains aigus, à l'image du jeu de l'interprète, sont un peu en retraits, ce dernier paraissant plus soucieux de technique que d'implication scénique.
Malgré un timbre cuivré bien à propos, qui passe l’orchestre quand il le faut, Carlo Bosi est un Goro un peu timide ce soir, surtout au début du spectacle, retrouvant mieux ses marques dans la deuxième partie.
La distribution est complétée par Andres Cascante, Yamadori à la voix sonore quoiqu’un brin blanchie par moment, Vartan Gabrielian au timbre de basse sombre mais un peu jeune pour effrayer tout à fait en Zio Bonzo, Bernard Arrieta en Commissario imperiale crédible à la voix qui porte. Quant à Sofia Anisimova, elle donne par son engagement physique et son timbre chaud une vraie présence au court rôle de Kate Pinkerton.
Enfin Young-Woo Kim (Yakuside), Hyunsik Zee (L'Ufficiale del registro), Marianne Chandelier (La Madre di Cio-Cio-San), Liliana Faraon (La Zia), Stéphanie Loris (La Cugina) animent efficacement de leurs voix et de leur présence la scène du mariage.
Là encore peut-être en raison du retard et des problèmes techniques, la baguette de Speranza Scappucci peine à convaincre dans le premier acte : la fugue qui lance le drame manque de nerf, l’énergie retombe trop souvent et certaines scènes donnent une impression de flottement musical. Là encore, les choses changent après l’entracte, la cheffe guidant davantage les chanteurs et donnant de la chair au drame, avec des tempi justes et allants, faisant rayonner l’orchestration étonnante de Puccini, servie par l’Orchestre et les Chœurs de l’Opéra de Paris en grande forme.
Le public applaudit chaleureusement l’équipe à laquelle se joignent Bob Wilson lui-même et ses assistants.