Gstaad en mode Bayreuth avec Jonas Kaufmann
Il
avait déjà été fort applaudi dans ce même répertoire, en 2018, avec le premier acte de La Walkyrie où il s’était montré à son avantage (notre compte-rendu). Voici
donc Jonas Kaufmann de retour à Gstaad dans ce répertoire wagnérien. Le public est venu très nombreux jusque sous la tente géante du Festival : de Suisse, d’Allemagne, de France et même de plus loin encore pour écouter le ténor star dans cette soirée placée sous le signe du maître de Bayreuth. Outre le
deuxième acte de Tristan et Isolde (partition achevée par Wagner non loin de là, à Lucerne, en 1859), sont ainsi programmés le Prélude et
L’Enchantement de Vendredi Saint de Parsifal.
Cette première partie vouée à opérer une forme de montée en tension voit toutefois le Gstaad Festival Orchestra inspirer davantage l’idée d’une flamme naissante que d’un feu nourri. La musicalité est là, bien sûr, mais il manque des couleurs prononcées, des nuances creusées : les coups d’archet semblent encore tout en retenue, moins chevaleresques que simplement distingués. Et il faut donc l’arrivée de Tristan pour que tout change. Soudain, sous la direction de Mark Elder n’en restant pas moins économe de grands gestes, voici que se dessinent des tempi plus énergiques, que les cordes se font enfin bouillonnantes, les cuivres retentissants, et les bois d’une suavité d’autant plus saisissante dans cet univers de ténèbres. En clair, voici que l’orchestre devient profondément lyrique, à point nommé.
Et l'orchestre se doit d'être pleinement expressif, pour de tels interprètes et dans cette version. Sur scène, aucun élément de décor, sinon des cubes sur lesquels s’asseoir et poser une torche venant rappeler que tout se passe en pleine nuit. Des images animées défilent sur les parois délimitant la scène, faisant apparaître branches et troncs d’arbres, visages aux mines endolories, et même fruits (certainement défendus), le tout visant sans doute à plonger l’auditoire dans un univers de mystère et de nébulosité. Voilés par de vastes pans de tulle, comme pour mieux les rendre plus énigmatiques, ces visuels animés ne dérangent guère, mais n’apportent au fond que la possibilité de pouvoir furtivement se divertir les yeux, quand ceux-ci ne sont attirés que par une seule direction, celle de l’avant-scène.
Amour sans philtre
C’est bien là, devant l’orchestre, sur ce qu’il reste de largeur de plateau, que les solistes viennent donner (beaucoup de) vie et (un peu de) mouvement à ce Tristan dans lequel Jonas Kaufmann est bien sûr particulièrement attendu. Le ténor allemand ne force pas ses moyens. Mais même dans ces habits impersonnels (une chemise de concert), sa manière d’habiter le rôle est frappante, avec ce visage toujours si expressif, ces mimiques récurrentes, et ces façons de serrer le poing ou de ramener les mains sur le cœur pour mieux prolonger par le geste ce que chante la voix. Celle-ci, en l’espèce, se fait ici des plus expressives et percutantes, même si Kaufmann est d'habitude plus téméraire dans l’aigu. Reste que l’essentiel est là : la beauté de la ligne, la fermeté de l’émission, la distinction du timbre, et ces manières de donner tout leur relief aux nuances, à l‘image de ces emplois à mi-voix qui font depuis longtemps le sel de son instrument vocal visiblement toujours aussi magnétique.
À ses côtés en Isolde, Camilla Nylund restitue avec tout autant de conviction l’affliction qui ronge son personnage. Il n’est ici pas question de philtre (il est bu à l’acte I), mais bien d’amour, qui est dépeint ici avec conviction par cette princesse au visage grave et inquiet, qui soudain rayonne davantage à l’instant d’étreindre Tristan. Quant à la voix, elle se fait endurante (comme dans ce long duo où jamais la tension ne retombe), avec un aigu rayonnant venant détoner avec des graves et un bas medium par moments moins audibles (sans doute aussi parce que l’orchestre ne ménage pas ses effets sonores).
Dans l'emploi tout en dévotion et accablement que représente Brangäne, Sasha Cooke déploie toute la moelle de son chaleureux mezzo, aussi ample que richement timbré, et lustré par un vibrato d’orfèvrerie.
Christof Fischesser est un Roi Marke plein d’autorité, dont la triste colère exprimée face à Tristan est saisissante de vérité, portée par sa basse de belle rondeur à la projection pleine de prestance, avec une ligne toujours soucieuse de restituer toute la rythmique du phrasé et la teneur émotionnelle du récit.
Enfin, Todd Boyce est un Kurnewal de figuration mais un Melot de riche composition, au comportement vengeur et vindicatif, et à la voix de baryton assurée et énergiquement projetée (avec une pointe de chaleur du plus bel effet dans le medium).
Alors, bien sûr, il n’y a pas ce troisième acte, qui voit Tristan expirer, avec cette intensité dramatique venant culminer sur le Liebestod (Mort d'Amour) d’Isolde. Les applaudissements très nourris de la part du public multiplient les demandes de rappels pour saluer à nouveau les artistes. Et en particulier "Jonas", évidemment.