Didon, Reine de Carthage à Innsbruck
Au moment même où plusieurs festivals en France programment Didon et Énée (Dido and Aeneas) de Purcell, c’est à la Dido, Königin von Carthago du compositeur allemand Christoph Graupner (1683-1760) que s’intéresse cette année le Festival de Musique Ancienne d’Innsbruck. De Graupner, contemporain de Bach et de Haendel, le grand public a surtout retenu qu’il s’agissait de ce compositeur qui resta au service du landgrave Ernst Ludwig de Hesse-Darmstadt en 1722, laissant la place vacante de Cantor de l’église Saint-Thomas de Leipzig à laquelle Jean-Sébastien Bach put accéder, pour succéder à Johann Kuhnau. Si les opéras de Graupner sont peu nombreux, ses séjours à Leipzig et à Hambourg ayant été de courte durée, il a en revanche laissé une production pléthorique en termes de musique de cour écrite pour Darmstadt : 1.450 cantates, 112 symphonies et 85 suites pour orchestre. De quoi mesurer d’autant plus la chance donnée d’entendre aujourd’hui un de ses trop rares opéras (de surcroît en notant la pertinence du choix du titre retenu dans le cadre de cette édition du Festival ayant pour thème les questions « D’où venons-nous ? Où allons-nous ? »). Le livret de l’écrivain Heinrich Hinsch ne cesse d’interroger la thématique de la destinée humaine, les différents personnages étant présentés comme des jouets soumis à la volonté des dieux, soumission que certains acceptent les yeux fermés mais que d’autres, comme la courageuse Didon, interrogent et remettent en question quitte à en payer le prix fort : « or morir, or non amare » (soit mourir, soit ne pas aimer). C’est toute la dimension tragique de cet ouvrage qui est mise en avant, les actions nobles et louables des uns étant confrontées à la lâcheté et à la veulerie des autres.
Outre son intérêt intrinsèque, Dido, Königin von Carthago illustre également le genre tout à fait particulier de l’opéra hambourgeois des premières années du dix-huitième siècle, tel que ce dernier fut développé en son temps par des compositeurs comme Reinhard Keiser (1674-1739) ou Johann Mattheson (1681-1764) mais également, de façon plus occasionnelle, par le tout jeune Haendel : Almira, Königin von Castilien, est ainsi le seul ouvrage haendélien de cette période à avoir été conservé, les autres ayant malheureusement disparu. Dido réunit ainsi tous les ingrédients qui font le prix de ce genre si particulier de Singspiel : intrigue principale complexifiée par la présence de plusieurs contre-intrigues et intrigues secondaires, mélange des genres avec l’irruption du comique et du grivois dans un contexte essentiellement tragique, utilisation mixte de l’allemand et de l’italien, selon des codes esthétiques qui restent encore largement mystérieux. C’est tout le talent et le pouvoir créatif des interprètes de cette reprise qui doivent être mobilisés aujourd’hui afin de rendre compréhensible pour le public contemporain une partition longue et ambitieuse – 112 numéros musicaux dans la version non coupée –, au service d’une intrigue complexe et volontiers auto-parodique, riche en multiples parallèles et nourrie de nombreux rebondissements dramatiques.
Innsbruck offre tout cela, grâce tout d’abord à la proposition de la metteure en scène italienne Deda Cristina Colonna. Axant son spectacle autour de la figure centrale de Didon, toute d’or vêtue, elle privilégie la beauté et la fluidité de la gestuelle, créant une sorte de chorégraphie à laquelle participent l’ensemble des personnages. D’une beauté solaire quoique d’une extrême simplicité, magnifiés par les éclairages de Cesare Agoni, les sobres décors de Domenico Franchi régalent l’œil du début à la fin du spectacle, créant une magie visuelle rare de nos jours sur nos scènes lyriques.
Aux félicités de la scénographie s’ajoute la beauté indicible des costumes (du même artisan), tous faits d’amples robes cousues d’or parfaitement unifiées, l’or restant la tonalité dominante de l’ensemble du spectacle.
La lecture résolument féministe de l’œuvre met en avant le courage et la noblesse d’âme de Didon, auxquelles la lâcheté, la pleutrerie et l’opportunisme d’Enée fournissent un bien triste contraste. Le duo entre Enée et Achates « Auf, auf! Zur Flucht, auf, auf! » (Allons, allons ! En fuite, allons !) est à cet égard un sinistre exemple de solidarité masculine…
Le plateau est dans l’ensemble de belle tenue, dominé comme il se doit par les voix féminines. À noter l’absence de contreténor, la scène hambourgeoise du début du dix-huitième siècle ayant également été marquée par l’absence des castrats venus d’Italie.
Habituée depuis des années du Festival d’Innsbruck, des chefs d’orchestre René Jacobs et Andrea Marcon, la soprano américaine Robin Johannsen s’attaque dans cette production au très lourd rôle de Didon. Colorature émérite, elle se sort brillamment des airs ornés, et elle trouve également dans les moments d’introspection, de doute et de douleur, notamment dans la scène précédant le suicide final, des accents véritablement déchirants. Dans l’expression de la fureur et de la vengeance, son instrument relativement léger accuse néanmoins la limite de ses moyens.
Chanteuse aux moyens comparables à ceux de Robin Johannsen, comme il convient à deux sœurs, mais moins éprouvée par les difficultés de la partition, la voix de la soprano catalane Alicia Amo apparaît d'autant plus sensuelle, aux couleurs mordorées, brillant dans le double rôle d’Anna, et de la déesse Vénus.
Elle aussi colorature aguerrie, l’Espagnole (Basque) Jone Martínez a l’honneur d’ouvrir le spectacle en Diane descendue des cintres, vocalisant suspendue dans les airs avec une confondante maestria. Dans le double rôle de Menalippe, princesse égyptienne déguisée en homme n’osant dire son amour pour Hiarbas, amoureux de Didon, la même chanteuse trouve de nobles accents, tout en retenue et en mélancolie, pour exprimer des sentiments inavouables.
Le plateau masculin paraît moins glorieux. Seul le baryton-basse Andreas Wolf, dans le rôle de l’amoureux transi Hiarbas, trouve les accents nobles et majestueux qui attestent sa fréquentation, depuis de nombreuses années, du Christ des Passions de Bach.
Moins convaincant vocalement, et fâché avec la prononciation de l’allemand, le baryton José Antonio López, fait plutôt pâle figure en Juba face à l’autorité vocale de son partenaire.
L’Énée à court d’aigus de l’Australien Jacob Lawrence tendrait à se demander si la voix n'est pas à l’image de l’inconsistance dramatique du personnage. Le ténor clair et sonore de son acolyte Achates, interprété par Jorge Franco, est desservi par le timbre et la justesse parfois approximative. Kieran White livre une prestation de ténor honorable dans le double rôle de Mercure et du prêtre de Vénus Disalces, mieux mis en valeur dans le premier rôle en raison de son placement dans les cintres plutôt qu’au fond du plateau comme il est installé pour le deuxième de ses rôles.
Sortis du chœur, les basses Simon Unterhofer et Matthias Kofler attestent de la qualité générale de l’ensemble choral NovoCanto, composé de huit chanteurs justes et précis, parfaitement intégrés à l’ensemble du spectacle.
La direction d’Andrea Marcon à la tête de son ensemble La Cetra Barockorchester Basel, parvient à mettre en relief toute la modernité et l’originalité d’une partition réellement audacieuse, à l’orchestration presque dérangeante dans son inventivité et sa créativité. L’enthousiasme non feint du public, venu nombreux dans la grande salle du Landestheater pour une redécouverte majeure, fait espérer la résurrection prochaine d’autres opéras hambourgeois des premières années du dix-huitième siècle.