Carmina Burana du monastère de Benediktbeuern : à Innsbruck, retour au Moyen-Âge
Si le Festival d’Innsbruck a surtout construit sa réputation sur la redécouverte d’immenses pans de musique de la période baroque, il n’en néglige pas pour autant la musique de la Renaissance ou celle du Moyen-Âge. Cette année, ce sont les Carmina Burana redécouverts au dix-neuvième siècle dans l’abbaye bénédictine de Benediktbeuern – d’où leur titre – qui sont mis à l’honneur, confiés à l’ensemble Theatrum Instrumentorum et son chef attitré, Aleksandar Sasha Karlic. Rien à voir (ou si peu) avec les célébrissimes Carmina Burana de Carl Orff, sinon que ce dernier a bel et bien utilisé pour son opus de 1937 certains des très nombreux textes redécouverts il y a plus de deux cents ans en Bavière, laissant entièrement de côté les notations musicales quand il y en avait. Certains des textes entendus dans la version proposée ce soir se retrouvent d’ailleurs dans l’œuvre d’Orff. Tel est le cas par exemple de phrases extraites d'In taberna quando sumus (Quand nous sommes à la taverne) ou de Tempus est jocundum (Le temps est joyeux), que l’auditeur familier de la mise en musique de Carl Orff reconnaîtra sans difficulté.
Le fait que le recueil ait été redécouvert dans une abbaye bavaroise ne présume en rien, bien entendu, de l’origine géographique des textes. Si l’on suppose aujourd’hui que le manuscrit a en réalité été écrit en Styrie ou dans le Tyrol, les chants, parfois d’origine séculière, proviendraient d’origines aussi diverses que la France, la Castille, la Catalogne, l’Angleterre, l’Écosse ou différentes régions d’Allemagne. Écrits pour la plupart en latin – parfois un latin de cuisine, certes –, les textes sont occasionnellement agrémentés d’inclusions vernaculaires attestant leurs origines. La variété des origines se double par ailleurs de la plus grande variété thématique. Si certaines pièces sont d’un caractère assurément religieux, et le culte à Marie occupe un grand nombre d’entre elles, d’autres affichent sans ambages une nature paillarde, anticléricale ou plus généralement contestataire, n’hésitant pas à critiquer ouvertement l’utilisation abusive du pouvoir de certains, notamment parmi les membres du clergé. De touchants hymnes à la nature et à la beauté de la vie côtoient d’allègres chansons à boire, attestant toute la force vitale et toutes les contradictions d’une période d’une richesse inouïe, que la musique entendue aujourd’hui permet de mieux comprendre et de mieux appréhender. Certains des chants des Carmina Burana se retrouvent d’ailleurs dans d’autres manuscrits conservés ailleurs, la comparaison entre les différentes versions d’un même titre ayant permis à la musicologie de se faire une idée plus précise de la notation de la partie musicale, forcément lacunaire.
De fait, l’interprétation de ces Carmina Burana dépend très largement de la part de créativité et d’imagination laissée aux instrumentistes et aux chanteurs chargés de les restituer et de leur rendre toute leur pertinence. C’est tout le travail confié ici à Aleksandar Sasha Karlic et ses musiciens, soumis à la double contrainte de la recherche de la plus grande authenticité et du souci de rendre ces chants, datant d’une période allant du onzième à la première moitié du treizième siècle, plaisants et accessibles au public d’aujourd’hui.
À noter tout d’abord, leur utilisation d’un instrumentarium riche et varié, la plupart des musiciens maniant plusieurs instruments, à l’image de Fabio Tricomi, homme-orchestre à l’aise aussi bien avec la harpe, la vièle, la guimbarde, le galoubet ou le tabor. C’est à une mise en espace sonore qu’est convié l’auditeur, les musiciens ne reculant devant aucune combinaison instrumentale pour créer des atmosphères tour à tour paradisiaques ou infernales, célestes ou terrestres, l’utilisation parfois instrumentale des voix venant compléter ces paysages sonores qui font alterner des musiques parfois simplistes dans leur carrure rythmique et mélodique, et des réalisations harmoniques de la plus grande complexité.
Les huit musiciens sont emportés par une énergie communicative qui aura su galvaniser le public. Parmi les quatre chanteurs, seule Simona Gatto pourrait prétendre à une qualification de chanteuse lyrique, même si son soprano, conduit de manière classique, reste plutôt pauvre en harmoniques. À ses côtés, Alida Oliva interprète ses chants avec une voix plus « naturelle », la question de la technique vocale et de l’utilisation de la voix au Moyen-Âge posant évidemment des interrogations auxquelles la musicologie d’aujourd’hui est bien en mal de répondre. La réponse pourrait se trouver dans le chant d’Aleksandar Sasha Karlic, lequel a beaucoup écouté ces dernières décennies les chanteurs populaires traditionnels des péninsules ibériques, italiennes et balkaniques. Son chant d’une grande sensibilité musicale, mais produit sans le vibrato caractéristique du chant dit lyrique, parle directement à l’âme et colore le texte latin d’une gamme de nuances infinie. Donato Sansone, musicien en charge de la flûte à bec, de la flûte traversière et du symphonia – une sorte de dulcimer qui est une sorte de cymbalum –, chante quant à lui d’une voix à peine audible mais parfaitement juste, ajoutant sa ligne à une polyphonie riche savante, créant une musique captivante qui, malgré la difficulté d’en percevoir tous les codes, parvient à toucher l’âme.
Le public du Château d'Ambras, autre lieu magique servant d’écrin au Festival, réagit avec chaleur et enthousiasme à cette proposition originale, fascinante dans toutes les interrogations qu’elle soulève quant à la compréhension et à l’interprétation des répertoires anciens.