Avec Greber et Haendel, de Londres à Innsbruck et vice-versa
Le concept général de ce concert, à la programmation tellement originale, est de croiser un certain nombre de figures musicales qui se sont toutes, à des degrés divers, illustrées à la fois à Londres et à Innsbruck. La plus connue de toutes, Haendel, s’arrêta dans la ville tyrolienne lors de son retour d’Italie au milieu de l’hiver 1709-1710, muni d’une lettre de recommandation signée de Ferdinando de’ Medici, prince de Toscane, à l’intention du potentiel employeur qu’était l’électeur palatin Karl Philipp de Neuburg.
D’autres musiciens d’origine germanique firent, eux, le chemin en sens inverse. Tel est le cas notamment d’un compositeur méconnu, Jacob Greber (c.1673-1731), vraisemblablement formé en Italie avant de s’installer en 1703 à Londres, où son ouvrage Gli amori d’Ergasto (1705) est généralement considéré comme le premier opéra donné entièrement en italien dans la capitale britannique. C’est vraisemblablement l’année de la création de cet opéra que Greber rejoignit à Innsbruck le service de Karl Philipp, pour qui il travailla jusqu’à la fin de ses jours. La cantatrice qu’il avait amenée d’Italie, Margherita de l’Épine, avec qui il vivait maritalement, épousa après son départ un autre compositeur d’origine allemande établi à Londres, Johann Christoph Pepusch (1667-1752), musicien qui s’est surtout fait un nom pour avoir coordonné la partie musicale d’un ouvrage emblématique de la production musico-théâtrale anglaise, le fameux Beggar's Opera (1728) écrit sur un texte de l’écrivain John Gay.
Plusieurs compositions instrumentales de Pepusch figurent au programme de ce soir, à côté notamment d’une pièce de Gottfried Finger (c.1660-1730), autre compositeur d’origine allemande qui, après plus d’une quinzaine d’années passées à Londres, entra lui aussi au service de Karl Philipp au début du dix-huitième siècle, mais pour œuvrer cette fois-ci au nord de l’Allemagne en Silésie.
C’est donc à un programme consacré à ces quatre figures, Pepusch, Greber, Finger et Haendel, que convient ce soir les sept musiciens de l’Akademie für Alte Musik Berlin, dirigés depuis son instrument par la violoniste Elfa Rún Kristinsdóttir. Le programme fait la part belle à la partie instrumentale, permettant d’entendre deux concertos de Pepusch ainsi qu’une sonate de Finger, toutes ces pièces étant arrangées pour un effectif composé de deux violons, deux flûtes à bec ainsi que de la basse continue. La vélocité de la flûte à bec du jeune Coréen Yeuntae Jung se fait étourdissante. Pour la partie vocale, le public est régalé de trois cantates de Greber – une pour soprano, une pour alto et une à deux voix –, ainsi que du plus connu « Duello amoroso » du jeune Haendel, toutes ces œuvres plus ou moins contemporaines affichant une unité stylistique assez étonnante, même si l’œuvre de Haendel se montre plus audacieuse dans ses dissonances harmoniques et son traitement de la ligne vocale.
La soprano italienne Silvia Frigato, qui s’est fait un nom pour ses explorations discographiques de pages baroques peu connues, possède une voix saine et bien conduite, souple sinon d’une réelle richesse harmonique. Son instrument d’une grande expressivité lui permet de traduire aussi bien les atermoiements apeurés de l'Amarilli de Haendel que les assauts machistes de Fileno, le personnage masculin de la cantate de Greber. Pour la pure beauté vocale, elle est quelque peu en retrait par rapport à Mathilde Ortscheidt, lauréate du concours Cesti de 2023 et triomphatrice de la récente production d’Arianna in Creta. Son instrument rond, chaud et capiteux, ses sonorités enveloppantes semblent la destiner à une grande variété de répertoires (donnant déjà envie de l’entendre dans les grands cycles Mahlériens ou dans le grand répertoire romantique qui devrait parfaitement convenir à sa sensibilité musicale).
Donné en bis, le duo final de Giulio Cesare de Haendel laisse en attendant entrevoir d’infinies possibilités pour des prises de rôle dans le répertoire baroque.
La salle espagnole du Château Ambras fait un triomphe aux neuf musiciens, réunis pour un programme parfaitement équilibré et original, qui montre une fois encore comment le Festival de Musique Ancienne d’Innsbruck, fier d’un public passionné et fidélisé, parvient à remplir l’ensemble de ses missions.