Didon et Énée novateur dans les Jardins de William Christie
Dans les jardins de sa demeure de Thiré, nichée au cœur de la Vendée, le chef et fondateur des Arts Florissants, William Christie reçoit le public pour une œuvre maintes fois donnée, ouvrage lyrique le plus connu de son compositeur : Didon et Énée d’Henry Purcell. Posée sur le miroir d’eau au centre de ce parc qui fait penser à celui de Versailles, la scène jouit d’un cadre naturel d’une intense poésie lorsque la nuit tombe sur l’allée de platanes bordant le bassin, laissant aux nombreuses lumières le soin d’éclairer ce décor de carte postale.
Si le lieu en lui-même répond idéalement aux évocations naturalistes du prologue qui rend hommage au poète latin Virgile, auteur du mythe sur lequel se base le livret, le parti-pris fort de cette version de Didon et Énée réside dans une trouvaille dramaturgique inédite. Dans la fresque de personnages que le livret de Nahum Tate prévoit, un trio de sorcières complote contre les personnages éponymes pour les pousser à se séparer, et ainsi précipiter la chute de leur civilisation respective : Carthage pour Didon et la future Rome pour Énée. Mais dans cette version imaginée par Sophie Daneman, à la surprise générale, la première des sorcières est interprétée par le chanteur qui incarne Énée !
Cette transgression sans précédent avec le livret d’origine, dont Paul Agnew confirme qu’elle avait été imaginée par l’équipe de cette production, propose ainsi une lecture nouvelle, quasi psychanalytique du drame : ici, ce n’est plus le destin ou les dieux qui opèrent la bascule tragique. Ce sont les atermoiements d’un individu, les forces inconscientes profondes de sa psyché troublée qui le conduiront à sa perte. Le personnage d’Énée, plus discret que Didon dans les versions traditionnelles, s’en trouve considérablement enrichi, trouvant là matière à peser de manière décisive sur l’intrigue.
Dans un exercice de schizophrénie vocale étonnant, Renato Dolcini endosse ce double rôle. Le diapason abaissé permet à cette large voix de baryton-basse de déployer toute sa palette de couleurs sombres ornée d’aigus plein d’autorité lorsqu’il est “lui-même”, et un confort certain lorsqu’il plonge dans un rôle de Sorcière qui oblige une altération du timbre, parfois à la limite du parlé-chanté. La qualité vocale certaine de ce jeune interprète issu du Jardin des Voix ne semble en rien souffrir de ce travestissement, et l’acteur endosse avec conviction les scènes de folies qui s’imposent à cette nouvelle lecture.
Elle aussi lauréate de l’académie fondée par William Christie, Helen Charleston est une Didon sensible et mesurée. Les colères froides de ce personnage inflexible trouvent dans la jeune interprète une résonance saisissante. La mezzo britannique ne laisse que rarement exploser ses moyens vocaux pourtant considérables, préférant les nuances basses pour suggérer le bouillonnement de son personnage. Le fameux air dit de “la mort de Didon” (When I am laid in earth) est un moment suspendu dans lequel cette délicatesse est au sommet de son expressivité, au bout du souffle, dans une rondeur contrôlée qui mériterait une once d’accroche supplémentaire.
La soprano Ana Vieira Leite, en Belinda, semble avoir pleinement compris les enjeux d’une prestation aidée par l’amplification fine réalisée par les équipes techniques. Comme elles le font pour le tympan dans une acoustique “naturelle”, les harmoniques hautes de ses nuances piano atteignent le point de sensibilité du micro, permettant au public entier de profiter de son timbre lumineux et des inflexions fines de son interprétation.
Le duo de sorcières est tenu par Maud Gnidzaz et Virginie Thomas. Leurs voix saines et claires entendues dans les ensembles se métamorphosent dans un timbre nasal et criard qui colore d’étrange les scènes de folie d’Énée. Les deux comparses incarnent avec ce qu’il faut d’espièglerie et d’humour ces rôles de caractère.
Bastien Rimondi lui aussi offre une prestation haute en couleur. Son numéro de danse lors de la scène des marins, accompagné d’un timbre clair et d’une projection confortable, déclenche des rires dans le public, et met un peu de joie dans ce drame obscur.
Michael Loughlin Smith en Esprit et Padraic Rowan en soliste basse ont une courte occasion de briller, mais la saisissent. Le premier est un ténor stable aux belles assises dans le grave et le second se hisse au niveau vocal des interprètes de premier plan de cette production par son timbre dense et sa projection puissante qui se détache dès sa première intervention. Ilja Aksionov fait lui aussi une prestation remarquée dans le prologue de l’œuvre, avec une longueur de souffle et un timbre léger qui lui permet une souplesse d'ornementation.
Le chœur est composé de tous les rôles de second plan cités plus haut (hormis donc Didon, Énée et Belinda), que complète Christophe Gautier, et Daniel Brant dans un ensemble à deux par voix qui permet une grande fluidité d’interprétation.
L’occupation de l’espace, vivante et bien réglée par Sophie Daneman, donne un rôle important à cette troupe de chanteurs et chanteuses rompus à la pratique collective. La belle écoute et l’attention particulière aux départs renforce la cohésion de l’ensemble.
Au fond de l’orchestre, derrière son clavecin, William Christie assure une direction discrète, laissant s’exprimer les musiciens rassemblés autour de lui, parmi lesquels Thomas Dunford au luth et Sébastien Marq à la flûte se distinguent dans des interventions particulièrement virtuoses. Les textures orchestrales oscillent entre la fusion des timbres de cordes et les accents populaires propres à l’écriture de Purcell.
Après 45 ans d’existence, Les Arts Florissants ne semblent rien avoir perdu de leur qualité, et William Christie de sa capacité à s’entourer d’artistes de talent que salue un public comblé, dans des applaudissements nourris. Dans les Jardins de William Christie, la musique est à l’image de la végétation qui l’habite : épanouie !