À Innsbruck, Ariane en Crète en quête de son fil
Il est désormais une tradition à Innsbruck de produire tous les ans un spectacle mettant en valeur certains des concurrents de Concours Cesti de l’année précédente. Depuis nombre d'années, le Festival de Musique Ancienne entretient en effet un lien privilégié avec ce compositeur italien, lequel passa au milieu du XVIIe siècle près d’une dizaine d’années à Innsbruck au service de l’archiduc d’Autriche Ferdinand Charles. C’est là que furent créés une dizaine d’opéras, dont certains ont d’ailleurs fait ces dernières décennies l’objet de diverses reprises in loco. Le choix pour 2024 s’est porté sur un ouvrage de Haendel rarement donné, Arianna in Creta, opéra créé à Londres en janvier 1734 dans un contexte difficile où le compositeur avait dû faire face aux premiers assauts d’une compagnie rivale, l’Opéra dit de la Noblesse (« Nobility Opera »), qui s’était mise en place avec la plupart des chanteurs précédemment employés par Haendel. L’ouvrage de Porpora qui avait marqué les débuts de l’Opéra de la Noblesse, Arianna in Nasso, pouvait difficilement ne pas être compris comme une attaque presque directe à Haendel, qui avait lui-même annoncé pour sa saison le choix de composer Arianna in Creta sur un livret déjà mis en musique par Porpora en 1727. La critique n’a pas manqué ces dernières années de tisser un lien entre les circonstances compliquées de la création de l’opéra et la symbolique du fil d’Ariane, image de nos propres questionnements et errements dans le grand labyrinthe de la vie.
Le choix délibéré, pour cette nouvelle production, de faire appel à des chanteurs jeunes et inexpérimentés pourra sans doute expliquer en partie certaines maladresses de la production. En dépit des efforts du metteur en scène Stephen Taylor pour créer un spectacle fluide et vivant, parfois fondé sur des effets un peu faciles, la gaucherie de certains acteurs pourra paraître rédhibitoire aux yeux de certains membres du public. Il ne devrait toutefois pas moins apprécier une véritable tentative de produire un spectacle en adéquation avec la musique, mélangeant habilement d’un côté fidélité au texte du livret et au mythe antique, et de l’autre transposition vers des contextes historiques et politiques plus contemporains.
Le Minotaure caché dans les caves du palais de Minos est bien là, tout comme Thésée qui dévide la pelote de laine rouge que lui a donnée Ariane. Le drapeau grec est même fièrement brandi, face à un drapeau crétois plus en retrait...
En revanche, c’est dans quelque dictature militaire contemporaine qu’est transposée l’histoire, ce qui n’ôte rien à son actualité et à sa pertinence, bien au contraire. Les affres traversées par les individus pris en otages (ici, les prisonniers grecs dans les geôles crétoises), les humiliations subies par les victimes des violences sexuelles et sexistes (Carilda en proie aux assiduités de Tauride), la complexité psychologique des relations entre bourreaux et victimes (les rapports entre les Athéniens et les Crétois), tout cela est hélas d’une actualité encore brûlante aujourd’hui et il serait sans doute aisé, quoique contreproductif, de chercher dans ce spectacle quelque allusion directe.
Quoi qu’il en soit, des acteurs plus confirmés auraient sans doute permis de mieux traduire la jalousie d’Arianna, l’héroïsme entièrement désintéressé de Teseo (contrairement à celui d’Alceste qui ne cherche qu’à se mettre en avant jusqu’à en occire, dans la plus grande gratuité, les gardiens de la prison de Carilda…) et de façon générale l’incompréhension de l’ensemble des personnages par rapport à un destin dont les fils – ceux d’Ariane, bien sûr… – leur ont totalement échappé.
En dépit d’une direction d’acteurs inaboutie, le spectacle apparaît cohérent et efficace, soutenu par l’habile décor de Christian Pinaud : un dispositif simple mais intelligemment posé sur un plateau tournant qui permet de représenter à la fois la salle d’accueil et les cellules de la prison, ainsi que le fameux labyrinthe, et par les sobres mais néanmoins élégants costumes de Nathalie Prats.
Sur le plan vocal, le spectacle est d’une belle tenue, même s’il traduit également le manque d’expérience de certains protagonistes. Dans le rôle-titre d’Arianna, Neima Fischer dispose ainsi d’une belle musicalité et d’une incarnation avenante, mais son filet de voix se raidit et se fait facilement strident, ne correspondant pas aux attendus d’une grande héroïne haendélienne. Les suraigus dont elle orne la fin de ses airs sont également, sur le plan stylistique, hors de propos.
La deuxième partie de l’opéra la montre heureusement plus à son avantage, notamment dans les duos où la raideur de sa voix de colorature léger se fond dans le son plus chaud et plus moelleux produit par son partenaire. Ce dernier, le contre-ténor italien Andrea Gavagnin, sort globalement victorieux de rôle de Teseo, marqué par ses difficultés vocales majeures. Même si elles le montrent parfois à court de souffle, il négocie avec maestria les longues phrases vocalisées écrites par Haendel pour le castrat Giovanni Carestini, autrefois appelé à la rescousse pour remplacer Senesino. Les quatre airs de virtuosité de la soirée compteront assurément parmi les moments mémorables du spectacle, et il serait injuste de ne pas mentionner le très bel accompagnato du début du deuxième acte, lequel fait valoir un art de la messa di voce (conduite de voix) tout à fait impressionnant pour un si jeune chanteur.
L’autre couple soprano/alto de la soirée permet d’entendre l’Italienne Ester Ferraro, aux sonorités ambrées et cuivrées qui conviennent tout à fait au personnage torturé de Carilda, partagée entre son amitié pour Arianna, son amour impossible pour Teseo et l’amour naissant pour Alceste.
Ce dernier est interprété par la soprano croate Josipa Bilić, à la technique sûre mais au timbre non dénué d'acidité. Dans ce qui aurait dû être un des grands triomphes de la soirée, la sublime aria avec violoncelle obligé « Son qual stanco pellegrino », air interprété récemment par les plus grandes de nos chanteuses baroques (Cecilia Bartoli, Sandrine Piau, Nathalie Stutzmann…), elle est pénalisée par la lenteur excessive de la direction d’orchestre, qui l’oblige à chercher des réserves de souffle qui visiblement la mettent en difficulté.
Les interprètes des deux rôles crétois (en principe, les « méchants » de la soirée), même s’ils n’ont pas les rôles les plus importants, font impression : le baryton-basse italien Giacomo Nanni qui, du mordant carnassier de sa voix, ne fait qu’une bouchée des airs de Minos et du personnage allégorique du sommeil, ainsi que la mezzo française Mathilde Ortscheidt, Premier Prix du Concours Cesti de 2023. Son timbre profond et caverneux, couronné d’aigus triomphants, en fait un Tauride capable de donner aux airs virtuoses de ce personnage toute la noirceur et toute la violence menaçante qui conviennent.
Dirigé avec rigueur et probité par le chef Angelo Michele Errico, le Barockorchester:Jung (jeune orchestre baroque) joue avec ferveur cette partition riche et originale : de quoi s’étonner de ne pas l'avoir entendue plus souvent ces dernières années.
Un nouveau fil à tirer, en espérant aussi pour l’avenir des interprétations confiées à des chanteurs aguerris et expérimentés. À ce plateau jeune et enthousiaste, le public du Festival aura en tout cas réservé le plus bel accueil.