Carmen, péplum à Vérone
Un spectacle aux Arènes de Vérone suit tout un rituel : celui de la sécurité d’abord, avec ses portiques entourant la Piazza Brà où se situe le site antique. Puis, alors que le public s’installe, une Bohémienne (il s’agira d’une Egyptienne le lendemain pour Aida) vient par trois fois sonner un gong (un tam-tam, en fait), dans un compte à rebours avant le début du spectacle. Les lumières s’éteignent alors et les projecteurs se braquent sur la porte latérale d’où surgit le chef d’orchestre, suivi de près par un assistant qui éclaire ses pas d’une lampe torche. Le spectacle peut commencer.
Ce soir, pour Carmen, les Arènes sont pleines à craquer, aussi bien dans les gradins que sur le plateau. Dans ce décor de péplum, ce sont pas moins de 600 artistes (sans compter la myriade de techniciens et le personnel d'accueil) qui s’activent pour donner à voir ce qu’il convient d’appeler du Grand spectacle. À la centaine de musiciens en fosse s’ajoutent en effet 10 solistes, 190 artistes de chœur (dont une trentaine d’enfants), 40 danseurs, 50 mimes, 190 figurants et même… près d’une vingtaine de cavaliers pour guider 9 chevaux et 4 ânes. Autant dire que les scènes de foule (et il y en a beaucoup dans Carmen) sont très impressionnantes. Cette production de Franco Zeffirelli a été créée en 1995, et bien que remaniée par deux fois depuis, son rodage est complet : la scène grouille d’artistes dont chacun raconte une histoire, au point qu’il est difficile de savoir où poser son regard émerveillé. C’est tout le secret de ces spectacles gigantesques : des actions élaborées sont confiées aux artistes permanents, tandis que les solistes invités (il n’y a presque jamais deux fois la même distribution) ont un rôle scénique plus simple à tenir, afin de limiter les temps de répétition. Derrière ces impressionnants moyens, la mise en scène reste très fidèle au livret, s’appuyant sur des milliers de magnifiques costumes pour compléter le spectacle. En bref, une production à l’ancienne, comme cela ne se fait plus alors que cela plait manifestement toujours autant.
Les changements de décors se font derrière des tentures placées à l’avant-scène entre chaque tableau. Une « battle » de danse flamenco vient occuper le public pendant l’installation de l’ultime acte, réjouissant les spectateurs qui trouvent là une dimension supplémentaire à ce spectacle total.
Le chef Leonardo Sini, bien visible en surplomb de la fosse, dirige l’Orchestre des Arènes de Vérone d’une gestique efficace, permettant aux masses artistiques considérables de suivre sa battue. Pour autant, le Chœur des Arènes de Vérone, qui ne fait pas les choses à moitié, provoque parfois des décalages abyssaux bien qu’il soit absolument exact tout le reste du temps. Le son généré par l’orchestre est d’abord lointain, restant comme emmitouflé devant ce vaste plein air dont l’atmosphère se refroidit progressivement. Le Chœur de voix d'enfants A.LI.VE attendrit le public par son plein investissement dans un jeu réjouissant (jusque dans sa diction très italianisante du français), ses costumes bigarrés et un chant clair et juste.
Clémentine Margaine est désormais l’une des interprètes de référence du rôle-titre. Sa Carmen bénéficie de son français précis, mais aussi d’une voix charnue et vibrante aux graves chauds. L’habitude de chanter le rôle la pousse à adopter des phrasés sensuels mais légèrement maniérés, comme pour se distinguer des autres interprètes du rôle. Elle tend à imposer des tempi lents, ce qui oblige le chef à se dépasser pour freiner son orchestre dans la Habanera, mais permet d’un accelerando d’autant plus poussé lorsqu’il s’agit de faire tinter les sistres.
Dalibor Jenis est un charismatique et preux Escamillo, au français soigné. Sa voix porte son timbre crayeux et boisé dans toute l’arène, ressortant sans difficulté de la masse sonore que font résonner l’orchestre et les chœurs massifs autour de lui. Il délivre même de beaux aigus moirés, apportant une profondeur à son personnage viril.
Mariangela Sicilia ressort tout particulièrement en Micaëla par sa voix ronde et brillante aux teintes sombres. Sa candeur timide se drape dans ses phrasés longs et particulièrement nuancés et ses résonances soyeuses : ainsi, ses doux piani, fins et tenus, trouvent une intensité qui emplit le vaste espace.
En Don José, Francesco Meli montre une fougue bienvenue, ainsi qu’un timbre clair et chatoyant. Il délivre de délicats aigus, bien sonores, notamment pour nourrir la fleur qu’on lui avait jetée. Sa diction précise et son jeu (notamment dans son saisissant désespoir final) parfont son adéquation au rôle.
Les contrebandiers forment un quatuor dynamique. Chiara Fiorani apporte son soprano pointu à une Frasquita espiègle aux aigus épanouis. En Mercédès, Alessia Nadin délivre un timbre de miel et une voix qui s’élargit vers les sommets. Le Dancaïre de Jan Antem dispose d’un timbre bourru de contrebandier, au vibrato prononcé et à l’émission puissante. Face à lui, le Remendado de Vincent Ordonneau semble en retrait, son ténor de caractère, très vibré, peinant à ressortir des ensembles.
Chez les soldats, le Zuniga de Gabriele Sagona est mauvais garçon à souhait, usant de sa voix noire et sonore pour affronter l’insolence des Bohémiens. Fabio Previati interprète Moralès d’une voix droite aux aigus saillants comme son épée de militaire.
Une fois Don José arrêté, les dernières notes résonnent et le public se lève d’un bond pour accorder une ovation debout à l’ensemble des artistes mobilisés. Puis, alors qu'il est déjà près d'une heure du matin, les 12.000 spectateurs ressortent de l’enceinte antique et emplissent les rues de la ville et les restaurants restés ouverts pour l'occasion. Sur la place, sont stockés les décors des autres productions du Festival, attirant la curiosité du public. Notamment, de belles statues égyptiennes annoncent déjà l’Aida du lendemain (compte-rendu à venir sur ces pages).