Menotti et Bartók à Belle-Île-en-Mer
Consacrant tous les ans une soirée à l’opéra, le Festival Lyrique-en-mer propose d’associer cette année Le Téléphone, ou l’Amour à trois de Gian Carlo Menotti et Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók. La paternité de l’idée insolite de cette association revient à Philip Walsh, qui célèbre, à l’occasion de cette 26ème édition, sa dernière participation en tant que directeur artistique du Festival à la tête duquel il aura œuvré durant sept ans. Le choix de ce programme est assez symbolique, puisque Le Château de Barbe-Bleue faisait partie des œuvres qui composaient celui de 2001, lorsque Philip Walsh a découvert le festival que dirigeait alors son prédécesseur, Richard Cowan. La boucle est bouclée, mais elle est agrémentée de l’opéra bouffe de Menotti qui paraît cependant tout à fait opposé à celui de Bartók… Le premier se joue et s'amuse de l’impossibilité pour Ben d’adresser sa demande en mariage à sa fiancée Lucy constamment interrompue par des conversations au téléphone qui ne cesse de sonner ; le second, sur le mode tragique, interroge les limites passionnelles de l’amour, la force du désir et la fatalité de la possession. Toutefois, contre toute apparence, le diptyque fonctionne fort bien. Il révèle, dans un jeu de miroir entre la comédie et la tragédie, que ces deux œuvres traitent de thèmes analogues, celui de l’incommunication et de l’incompréhension dans le couple amoureux.
Habile diptyque sur les limites de l’amour
Le contraste des registres est particulièrement souligné par la mise en scène d'Annemiek Van Elst et Angelo Smimmo. The Telephone est transposé dans une boum, les personnages dansent sur le rythme endiablé d’une musique imaginaire qui semble déjà contrevenir à toute communication. Les sonneries intempestives du téléphone, des « You're simply the best » fracassants, s’insèrent ainsi dans un contexte rempli d’un bruit très bien suggéré par la justesse des mouvements des protagonistes auxquels fait écho la vivacité des couleurs caractéristiques des motifs Pop Art qu’Isabelle Virloget et Monique Caron ont conçus sur leurs vêtements ainsi que sur ceux des jeunes artistes du festival qui les rejoignent sur le dancefloor. Outre le sens de cette mise en scène, qui invite à s’interroger sur les conditions de nos sociétés modernes où sont menacés le silence et le calme dont nos relations ont pourtant besoin, cette disjonction entre, d’une part, la musique – imaginaire – sur laquelle les personnages gesticulent et, d’autre part, celle de Menotti permet d’émanciper cette dernière de sa seule fonction d’accompagnatrice pour en faire un personnage à part entière. Et c’est manifestement bien l’intention de la mise en scène, puisque la musique, réduite pour piano, est interprétée par Michael Bawtree qui, en plus de diriger, joue un véritable rôle et entre, par son corps et par la voix du piano, régulièrement en interaction avec les chanteurs, dans des scènes toujours truculentes. L’aspect comique est ainsi renforcé par cet effacement des frontières entre le piano et les voix, ainsi qu’entre la scène, d’ailleurs installée devant le rideau qui reste fermé, et le public, puisque Michael Bawtree s’avance vers son instrument pour jouer son premier accord en partant des premiers rangs de la salle, bouteille et verre de whisky – ou ce qui y ressemble – à la main. Les deux chanteurs, Alexandra Hewson (Lucy) et Michael Kelly (Ben), incarnent leurs personnages respectifs de façon très convaincue. Tous leurs mouvements sont effectués avec fluidité et précision, et leur jeu paraît tout à fait naturel.
Ce naturel se retrouve également dans leur voix, de sorte que, comme dans certaines comédies musicales, les performances vocales se font presqu’oublier pour laisser la place au texte, parfaitement intelligible, au reste, et aux performances d’acteurs. La belle voix légère d’Alexandra Hewson – qui semble tout à fait dans son élément – n’est jamais forcée, elle se place naturellement devant et son timbre est sans artifice. Les variations d’intention, par exemple la différence marquée entre la vigueur de sa querelle avec Georges et le récit qu’elle en fait plus tard tout en démontrant son grand sens de la mélodie, donnent son relief à cette œuvre brève. Michael Kelly pose également sa voix sans effort apparent. Ses médiums et ses aigus sont faciles et brillants. Son chant sans entrave lui permet d’exprimer toute sa puissance comique qui tient essentiellement à sa façon toujours opportune d’occuper l’espace, même lorsqu’il n’est pas au premier plan et qu’il ne chante pas. Ayant ri de bon cœur, le public acclame les artistes qui laissent néanmoins rapidement la place à la deuxième partie de la soirée.
Après un entracte, temps nécessaire aux musiciens pour s’installer, la salle est plongée dans une obscurité dont sourd le prologue du Château de Barbe-Bleue. Alexandra Hewson qui, de la régie, prête sa voix à ce texte parlé, le déclame lentement, sans effet ni affect, installant le sentiment d’inquiétante étrangeté que produira ensuite toute la mise en scène. La lumière s’allume progressivement, d’abord sur les instrumentistes, dès les notes posées du violoncelle de Pablo Tognan et l’alto de Nemanja Ljubinković, puis sur la scène où apparaît un dispositif abstrait de voiles blancs suspendus dont les spectateurs découvriront par la suite qu’ils correspondent aux sept portes du château. À travers ces voiles, les lumières de Claire Lorthioir produisent des ombres chinoises qui ménagent un suspense palpable. Pour alimenter ce sentiment angoissant, Philip Walsh dirige tout en retenue l’orchestre en formation restreinte. Les tempi adoptés ne sont jamais trop rapides et, en dépit de la difficulté que cela peut représenter au vu des nombreux changements de mesures, les musiciens sont conduits à jouer au fond du temps. Cela crée un effet de torpeur auquel contribuera l’inertie menaçante des deux chanteurs. En effroyable Barbe-bleue, le baryton-basse Ihor Mostovoi projette pleinement sa voix, qui est vibrante et puissante jusque dans ses notes les plus graves, et qui reste sombre et bien accrochée dans ses notes aigües. En Judith incoercible, Jazmin Black Grollemund déploie une voix ample dont l’extension ne montre aucune limite, tant elle semble capable de se maintenir dans une égalité de puissance et de timbre à toutes les hauteurs. D’ailleurs, sa dernière injonction, « Ouvre la dernière porte », prononcée sur le mode du « parlé-chanté » illustre le fait que le timbre de sa voix lyrique n’a rien de trop fabriqué. Sa grande présence scénique lui permet en outre de s’exprimer avec force sans qu’il lui soit nécessaire d’effectuer beaucoup de mouvements.
Le public, saisi par la montée de la tension entre les tentations de Judith et la résistance du duc de Barbe-Bleue à sa propre folie, parvient enfin à la condamnation de leur amour qui, après la mise à nue de ce dernier, appelle au retour de l’obscurité dans une disparition progressive de la lumière. Les applaudissements, puis – dès le retour de la lumière pour les saluts – les premiers bravi, ne tardent pas à éclater… Le public repart visiblement satisfait d’avoir ainsi, le temps d’un spectacle, pu osciller entre l’hilarité et la crainte autour de l’universalité du mystère des sentiments amoureux.