Les cercles vertueux de Joyce DiDonato et du Mozarteum de Buenos Aires
Deux ans après Vienne et le TCE, la tournée mondiale d’Eden (enregistrement paru en 2022) mène pour leur 44ème étape Joyce DiDonato et l’orchestre Il Pomo d'Oro sur les planches du Teatro Colón dans le cadre des activités du Mozarteum Argentino, émanation sud-américaine de la prestigieuse institution salzbourgeoise. C’est la sixième fois que la mezzo-soprano foule les planches du Colón. Ses deux dernières visites, dont nous avions rendu compte dans les colonnes d’Ôlyrix en 2019 et 2021, ont familiarisé le public du Mozarteum avec ses spectacles très travaillés sous l’angle de la théâtralité et d’un engagement humaniste qui font la caractéristique des récitals de Joyce DiDonato.
Utopie musicale
Eden est à la fois un concept et un programme adapté à ce dernier. Joyce DiDonato, à l’origine de ce projet qu’elle produit elle-même, est dans le rôle d’une conteuse appelant, au fur et à mesure du spectacle, à l’action en faveur du climat par l’intermédiaire du jardin physiquement fleuri qu’elle dessine dans l’air par ses vocalises, ses bonnes paroles et ses gestes évocateurs, mais aussi un verger culturel, global et multimodal. Tout le spectacle tend à la prise de conscience du public par l’émotion, l’invitant à expérimenter une connexion plus intime et profonde avec Dame nature à travers quatre siècles de musique évoquant les éléments naturels dans leur relation à l’humanité. De l’Italie baroque d’Uccellini, Marini, Valentini, Cavalli aux expressions contemporaines (Charles Ives, Rachel Portman), en passant par Haendel, Mysliveček, Gluck et Mahler, la performance fait que les morceaux s’enchaînent presque dans un seul et même continuum où l’émotion pure dessine un jardin musical défiant toute notion de chronologie, rendant presque caduque la délimitation d’époque ou la préoccupation ou revendication des styles d’interprétation au profit d’un message unique, orienté autour de la thématique environnementaliste du spectacle.
La mise en scène, assurée par Marie Lambert-Le Bihan, appuie cette unité en ayant recours à cercles concentriques qui servent à construire et imager le propos, renvoyant, lorsqu’ils sont désarticulés, à des objets dont use symboliquement la chanteuse comme sceptre de druidesse, sabre, arc de Cupidon, ou, une fois assemblés, à des dunes et à la rotondité de la Terre. Des lumières suggestives et captivantes (John Torres), faites de contrastes saisissants, ponctuent avec une grande variété d’effets l’intimité du spectacle instaurée avec le public. L’ouverture du spectacle, mimant une aurore progressive aussi inquiétante que mystérieuse sur The Unanswered Question (La Question sans réponse) de Charles Ives et The First Morning of the World (Le Premier matin du monde) de Rachel Portman (morceau spécialement composé pour ce spectacle), impressionne d’entrée un public hypnotisé, même lorsque des bruissements de papiers de bonbons – seront-ils même recyclés ? – le ramènent à cet instant précis à l’égoïsme de l’humanité.
Voix des possibles
Les années passent mais la voix de mezzo de Joyce DiDonato (55 ans) défie le temps, développe des effets et des envolées d’une grande complexité technique, déployant des couleurs, une luminosité caractéristique, propres à son organe vocal. Sa gestion du souffle et des volumes (des vocalises les plus puissantes aux pianissimi les plus délicats), sa capacité expressive sur tous les registres et l’ensemble de la tessiture (et au-delà puisqu’elle chante aussi nombre de rôles dévoués à une soprano, comme Calisto dans l’opéra éponyme de Cavalli, l’ange de Justice dans Adam et Ève de Mysliveček ou encore Fulvia dans Ezio de Gluck), le jeu sur la circularité des émissions et la circulation de l’acoustique, attestent d’une maîtrise vocale complète. L’extrême diversité du programme n’est en aucune manière un obstacle pour Joyce DiDonato, dont la carrière internationale de chanteuse s’est principalement forgée sur l’interprétation du répertoire baroque et du bel canto. Le déploiement de ses ressources vocales lui permet de sortir de sa zone de confort pour emprunter d’autres chemins ou jardins dont elle n’était pas si familière. La ductilité de sa voix est faite d’un métal souple dont la brillance resplendit jusque sur les œuvres les plus modernes. Outre la prononciation de sa langue maternelle (l’anglais), celle de l’italien et de l’allemand est ouverte et assez précise dans le respect des chaînes vocaliques et consonantiques de ces langues, ce qui contribue à la souplesse des émissions et à la compréhension des textes chantés par la mezzo, ce qui n’est pas un détail au regard des enjeux thématiques du programme.
L’orchestre Il Pomo d'Oro assure une unité d’ensemble où l’homogénéité entre instrumentistes forme un écrin facilitant l’interprétation vocale de la soliste. L’énergie singulière d’Il Pomo d’Oro, son sens des effets et l’organisation des volumes est à mettre au crédit de son chef, le violoniste Edson Scheid, qui instille une complicité palpable entre les musiciens qu’il dirige et la mezzo.
À noter également, la présence salutaire pour les trois derniers titres du spectacle du Chœur d’enfants du Teatro Colón dirigé par Helena Cánepa, puisque Eden vise aussi à encourager les jeunes pousses, chœur émouvant dans les élans vocaux qui sont les siens, pleins de promesses, d’enthousiasme et de couleurs chatoyantes. Puissent ainsi les graines semées au cours de la soirée, chaleureusement accueillie et applaudie par un public venu nombreux, et celles – réelles – contenues dans une figurine placée dans la programme de salle, porter leurs fruits et contribuer, ne serait-ce que le temps d’un souffle, ou d’un air, à rendre notre planète plus respirable.