Le Retour d'Ulysse dans sa patrie à Aix : ascétique et éclectique Monteverdi
Avec la version concertante de L’Orphée en 2022, le Festival aura même ainsi proposé en trois éditions l’intégralité des (trois) opéras qui nous sont parvenus du maître Monteverdi, tous proposés ici avec La Cappella Mediterranea de Leonardo García Alarcón.
De fait, c’est le Directeur du Festival qui signe (à nouveau, l’ayant déjà fait à l’aube de sa carrière) une mise en scène, minimaliste et austère, mise au service de la morale divine de l’histoire, que résume Minerve à la fin de ce dramma per musica. Elle y célèbre l’ascétisme, comme comportement salutaire pour les mortels. Pour ne pas déclencher la colère divine, ils doivent se détourner des plaisirs faciles, d’assouvissement, à la fois vains et éphémères, et se conduire de manière digne, désintéressée et durable. Ainsi, ils atteindront, en ce bas monde, l’harmonie des sphères, ou celle du mont Olympe, domaine des Dieux.
La scénographie intègre donc l’ascétisme salvateur, déjà chanté par Homère l’Antique dans L’Odyssée, avant même que le spectacle ne commence, avec le choix du lieu de diffusion : une scène et fosse d’étroite dimension au Théâtre du Jeu de Paume. De grands panneaux mobiles de métal, dont les soudures horizontales sont volontairement visibles, tapissent la scène, ouvrent ou referment l’espace dramaturgique, telles des parois où se cogne la conscience humaine, plus ou moins obtuse ou profuse. Les lumières, grand puits central provenant des cintres et quelques poursuites à l’oblique, viennent diversement les chromatiser, du bleu méditerranée où voyage Ulysse, au grisé des rives d’Ithaque où il revient enfin (scénographie et lumière d’Urs Schönebaum). Deux rayons laser alternent ou se croisent, à l’intersection des plans (humain-horizontal en fond de scène et divin-vertical en son milieu), comme en écho à la mise en scène de Samson. Enfin, en guise de Mont Olympe, un grand rectangle argenté descend des cintres, tout chiffonné, comme pour symboliser la propension des dieux à l’« humaine fragilité » quand ils sont confrontés.
Les costumes de Wojciech Dziedzic ont quelque chose de sensuel, à la Jean-Paul Gaultier, en particulier les débardeurs noirs et transparents des prétendants. Les hommes de terrain (guerriers) arborent des tenues de culturisme en cuir havane, tandis que les Dieux arborent des toges célestes. Enfin, Pénélope est drapée dans sa lourde tapisserie, tenue à même le corps, telle une ceinture de chasteté. Mais le moiré velours de l’étoffe semble caresser d’attente sensuelle tout ce qui l’entoure, comme si les trois prétendants étaient l’émanation de sa psyché enfouie. De fait, les mortels rampent souvent lascivement sur le sol, piégés par leurs adhérences mondaines, ce qui occulte au public une partie non négligeable du champ de vision. La dramaturgie de Klaus Bertisch, resserrée en deux actes et faisant abstraction des chœurs, met l’emphase sur les personnages humains, saisis entre animalité d’hydre et spiritualité impavide.
Le plateau vocal, décidément américain dans l’édition 2024, homogène et puissant, puise largement dans le grand vivier qu’est l’Académie du Festival ou quelques productions antérieures.
Le baryton américain John Brancy, dans le rôle-titre (Artisan et Collectionneur dans Picture a day like this l’an passé), domine la scène de son buste robuste, impeccablement courbé en bossu-mendiant, par les bons soins de Minerve. Sa voix, couleur de silice, est un instrument puissant et docile, se pliant et s’ouvrant en fonction des émotions et des situations. La diction est celle d’un tailleur de pierre, la justesse celle d’un facteur d’orgue, la douceur, celle d’un parent attentif, prêt à tout pour défendre sa maison.
La Penelope de la mezzo omanaise Deepa Johnny (The Faggots and Their Friends Between Revolutions en 2023 également), drapée de dignité, semble avoir Ulysse dans la peau. Ses longues notes douces-amères contiennent sa rageuse retenue, dans le recto-tono comme dans la narration. Parfois consent-elle à quitter son port et masque de Reine, statue de chair, pour quelques confessions déposées au bout de ses lèvres. Elle fait de son chant un métier à tisser, tour à tour, du velours ou de la bure, à la faveur de voyelles trainantes telles des traces de venin.
Le Telemaco du ténor américain Anthony León (ancien artiste de l’Académie, Premier Prix masculin et de zarzuela au Concours Operalia 2022) en a la juvénilité bien chantante mais ardente, l’énergie débraillée mais décidée, au contact du Père et de la Mère.
L’Amore et la Minerva de la soprano argentine Mariana Flores (ancienne artiste de l’Académie) est une fine lame, aux vocalises fiévreuses ou sentencieuses, qui semble arracher ses aigus depuis le firmament. Elle use de son art oratoire et de sa riche palette vocale pour prendre plusieurs paroles, allégorique ou philosophique.
Antinoo, Nettuno et Tempo, la basse américaine Alex Rosen (ancien artiste de l’Académie) s’impose en héraut sonore de la troupe, avec son vibrato motorique de basse électrique et ses infrabasses de scaphandrier, vingt-mille lieues sous les mers.
L’Eumete/Giove du ténor anglais Mark Milhofer fait de son vibrato serré et insinué, de sa ligne sonore longue et serpentine, une arme rude et douce en même temps. Il sait poser sa voix en arrière-gorge, pour vibrer sa violence, ou sur le bout de la langue, pour clamer sa clémence.
La Fortuna et Melanto de Giuseppina Bridelli nasille ou siffle ses propos acides et conseils pernicieux. Quand elle quitte sa voix fine, pour se faire persuasive, son timbre prend l’outre-noir luisant de sa robe, que porte sa puissance déclamatoire.
L’Iro du ténor néerlandais Marcel Beekman est inquiétant, vociférant et bêlant à souhait, personnage carnavalesque, dans la tradition de l’opéra vénitien, sorte d’enfant indomptable. Le mitraillage d’onomatopées se perd dans le cri dévorant, dans le sillage surhumain du baryton de Songs and Fragments (Johannes Martin Kränzle) donné in loco : « Que mon corps aille nourrir la tombe ».
L’Umana Fragilità et Anfinomo du contre-ténor français Paul-Antoine Bénos-Djian (ancien artiste de l’Académie) est tout en finesse et en longueur, souffle nacré saupoudrant ses aigus. Le Pisandro du ténor tchèque Petr Nekoranec est tout buste et muscle dehors, à la voix capiteuse de cédrat. La projection du ténor anglais Joel Williams, en Eurimaco, « charmant bavard », est acérée ou aérée, au timbre de noisette et de drap d’or, en fonction des maximes déclamées.
À la direction, Leonardo García Alarcón maîtrise l’intempestif comme la longue durée, unifiant la grande avancée du mythe dans la danse des vagues sur le rivage. L’Orchestre Cappella Mediterranea est bien une petite méditerranée, mer fermée imprévisible, aux tempêtes redoutables. La fosse, aux ritournelles punchy, est électrisante. Les trombones, en galerie, sont solennels, tandis que clavecin, orgue, théorbe et archiluth égrainent et foulent en fosse leur vendange de raisin chasselas.
Le public, en rang serré, applaudit longuement un spectacle qui, ordonné par une scénographie intemporelle et ascétique, convie les sens au grand banquet baroque.
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