Le grand retour d’Elīna Garanča au Festival d’Aix : un mélodisme de cœur et d’ailleurs
Le programme, aussi personnel que cohérent, encadre par trois grands romantiques tardifs (Brahms, Strauss et Rachmaninov), un trio de compositeurs lettons, de mêmes générations (Jāzeps Mediņš, Alfrēds Kalniņš et Jāzeps Vītols). Pas de souffle opératique, dans cette soirée, mais le fil soyeux du récital, secrété par l’écoute mutuelle des deux partenaires.
Une suite d’instantanés argentiques fait apparaître, pour une même pièce, une émotion centrale, souvent flanquée de son contraire, comme pour la dépasser : gravité mystique, ferveur juvénile, nostalgie résignée, etc. Mais un même climat traverse les pièces programmées, souvent de jeunesse et de promesse. Il est à l’image de la chanteuse : couleurs froides et bleu polaire de ses deux robes, cœur fervent et haletant de sa projection du son, à l’orée de la grande forêt noire du piano, au couvercle seulement entre-ouvert.
La couleur mezzo est finement ajustée aux pièces programmées – en particulier chez le Rachmaninov des Romances. Elle est ombrée de cendre chaude, plus ou moins argent ou mica, à la faveur du poème, expression de l’émoi enfantin comme de la sagesse vespérale. L’imaginaire du son est là, se trempant dans les différents encriers des poètes, rendus transparents par les rais de lumière de sa voix qui traversent l’ombre fermée des persiennes. L’expression, adossée à la maîtrise du souffle et de l’émission, halète, avec une fragilité de pivoine, tandis qu’une suavité nasale sort du poudrier ciselé de son instrument, dans la matité et le pailleté (Brahms, Nuit de Mai, Mediņš, Nocturno).
La diction, d’une langue à l’autre (du letton à l’allemand en passant par le russe, auxquelles les bis ajoutent le français et l’espagnol), pose soit les mots, soit les syllabes, soit telle ou telle lettre, sur le nuage sonore du piano. Avec soin, la chanteuse investit le spectre interne des notes portant l’accent tonique, comme une caresse plus ou moins appuyée, souvent à l’hémistiche.
Le legato se travaille mot à mot, s’appuie sur les petits points de colle forte que sont les consonnes, avalées ou projetées selon les systèmes phonétiques propres aux langues. L’élan expressif se construit avec le mot, placé au sein du vers poétique, sans le confisquer pour le vocaliser outre-mesure.
Ces hauteurs-clé ne sont pas atteintes de manière directe et droite. Là est la signature vocale de la chanteuse. Elle ouvre la petite boîte de Pandore de la justesse, s’emparant de certains intervalles, en particulier le demi-ton ou encore la quarte, pour en travailler les moindres interstices. Le résultat sonne comme un hommage rendu à la modalité populaire lettone, apprise de longue mémoire. Placées sur tel ou tel vocable, ces notes, comme tapissées d’ornements intérieurs, traduisent le doute, l’attente, l’hésitation, la souffrance ou encore le tourment. Les airs du répertoire natal de la chanteuse en sont, de fait, parsemés, tandis que le timbre, dans son entier, emprunte à la mélopée gravement plaintive d’une niania tchaïkovskienne.
Malcolm Martineau, pianiste avec lequel elle a récemment signé son premier album de Lieder, recouvre la scène d’un tapis duveteux, d’un édredon sur lequel viennent tomber et se réchauffer les étoiles froides (Strauss), particulièrement rhapsodique chez Rachmaninov, dans ses préludes ou postludes. La table d’harmonie, que caresse le regard de la chanteuse, est incandescente ou bourdonnante, lyrique ou nostalgique, dans une douce amertume d’oreille confidente.
Ce récital, construit avec soin, simplicité et sensibilité, se voit altéré, à la demande d’un public enthousiaste, par des bis d’un autre registre, de l’oiseau rebelle de Bizet à la berceuse populaire de Falla. Mais ils permettent d’évaluer le large et profond métier à tisser l’âme humaine de l’artiste : standing ovation.