Songs and Fragments : le diptyque contemporain du Festival d’Aix-en-Provence
À côté des deux hauts-lieux du festival d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence, la petite salle à l’italienne du théâtre du Jeu de Paume est souvent l’occasion de découvrir des programmes inédits, sortant du cadre ordinaire d’une représentation d’Opéra. Le spectacle qui y est programmé cette année ne déroge pas à cette règle, en présentant un diptyque de deux œuvres du XXème siècle : les Eight Songs for a mad King de Peter Maxwell Davies, et les Kafka-Fragmente du hongrois György Kurtág.
Les deux œuvres mises côte à côte dans cette heure et demie de spectacle ont une thématique commune : elles se proposent d’explorer et de donner à voir un aspect décalé de la psyché humaine, dans un langage musical où la voix ne s’interdit aucun écart. Les Eight Songs for a Mad King de Maxwell, d’abord, posent la figure emblématique du roi anglais George III (devenu fou à la fin de son règne), comme un exemple pour représenter la folie : ce qu’elle a de plus poignant, de plus drôle parfois, et de plus cru. Des gestes erratiques parsèment la performance : simulacre de coït contre une colonne du théâtre, interpellation d’un membre du public, éclats de rire, cris de douleur… À la toute fin, la transgression atteint son paroxysme : le personnage unique, après avoir joué une courte mélodie au violon, fracasse son instrument au sol à plusieurs reprises, jusqu’à le briser totalement. Un geste choquant volontairement mis ici dans la partition par le compositeur, lors de la création de l’œuvre en 1969.
Dans la deuxième partie, le violon renaît de ses cendres, pour entrer dans un duo enlevé avec cette fois-ci une voix de soprano pour assurer le seul en scène. Les Kafka-Fragmente sont 40 courtes vignettes regroupées en 4 parties. Certaines ne dépassent pas les quelques secondes, d’autres sont plus longues, leur alternance dessinant un rythme inégal dans lequel l’oreille ne s’endort à aucun moment, avec certains enchaînements qui font sourire par leur écriture même. Arrêt en pleine phrase, silence éloquent, violon en décalage rythmique avec la voix : ces fragments à l’écriture aléatoire sont comme des jeux musicaux, à rapprocher dans leur inspiration des Duos pour violons de Belà Bartòk, compatriote de György Kurtág. Sur le fond, il s’agit de dessiner un ensemble de variations sur le thème de la marche et de ses déclinaisons aussi physiques que spirituelles, engageant donc nécessairement le corps de leurs interprètes dans une mise en espace de la musique qui investit la scène, en faisant un véritable spectacle.
Pour mettre en mouvement les deux œuvres, pour unir leur propos et assurer une continuité autour de leur axe de symétrie, le metteur en scène Barrie Kosky (assisté de Dagmar Pischel) a fait le choix de l’essentiel : la lumière et l’espace dans leur plus simple appareil. Pendant la quasi totalité du spectacle, une unique poursuite de lumière blanche (Urs Schönebaum) éclaire l’interprète, laissant le reste du plateau, sobrement cerné de pendrillons, dans le noir. Ce jeu d’opposition entre lumière crue et obscurité totale permet par moment de faire parler le vide, lorsque l’interprète parcourt l’espace à la recherche de lui-même. Le choix de présenter scène et costume dans leur plus simple appareil (au sens littéral pour la tenue du soliste des Eight Songs for a Mad King) met la focale sur les interprètes, qui portent donc sans artifice tout le poids de l’expressivité et du sens. L’œil du spectateur n’a d’autre choix que de se porter sur leur visage.
Dans les Eight Songs for a Mad King, c’est le baryton allemand Johannes Martin Kränzle qui interprète le roi George III. L’écriture musicale laisse quelques libertés dans l’expression de certaines extrémités vocales, mais elle exige néanmoins une infinie variété de sons produits, du grondement rauque qui frôle la limite d’accolement des cordes vocales aux cris les plus stridents exprimés en voix de tête. Quiconque a déjà travaillé sa voix lyrique sait à quel point il est délicat d’émettre ces sons sans mettre en péril la pureté du timbre chanté, pourtant mise à contribution dans chacune de huit chansons. Johannes Martin Kränzle se montre pourtant très à l’aise dans ces partis-pris forts, semblant même parfois prendre un certain plaisir à jongler de l’un à l’autre, de ses graves profonds et charnus à sa voix de tête cristalline. L’ensemble de son corps étant visible tout du long, il est assez facile de se rendre compte de l’engagement physique que Johannes Martin Kränzle met dans son jeu, ce qui contribue au caractère spectaculaire de la performance.
Pour lui succéder sur scène dans les Kafka-Fragmente, la soprano Anna Prohaska elle aussi se lance dans une performance qui impressionne. La direction d’acteur de Barrie Kosky la pousse à chanter dans toutes les positions possibles (allongée, en courant, debout sur une jambe…), ce dont elle s’affranchit sans que sa ligne vocale ou son souffle n’en souffre. Le timbre clair et le vibrato tenu de cette artiste issue de l’Académie du Festival d’Aix-en-Provence permettent à la fois l’intelligibilité du texte et la variation des émotions. Dans certains passages, les pièces s’enchaînent à un rythme effréné, obligeant Anna Prohaska à des sauts du plus tendre émoi à la franche colère. Un jeu de rupture qui fait montre d’une certaine virtuosité.
Virtuose également, d’une certaine manière, la comparse d’Anna Prohaska pour ces Kafka-Fragmente est la violoniste Patricia Kopatchinskaja. L’écriture de György Kurtág ne comporte pas de traits virevoltants, mais elle est tout de même particulièrement exigeante. La grande variété rythmique et l’exploitation totale des modes de jeu de l’instrument rendent son exécution techniquement délicate, même pour des pièces très courtes. À certains moments, la violoniste doit désaccorder son violon en actionnant ses chevilles en temps réel, sans que la musique ne s’interrompe. Un geste qui nécessite autant d’application qu’un trait cadentiel de concerto. Patricia Kopatchinskaja se montre ici particulièrement à l’aise dans l’exercice, et d’une grande polyvalence.
La polyvalence est également le maître-mot des musiciens et musiciennes de l’Ensemble intercontemporain, menés par leur directeur artistique Pierre Bleuse. Du fox-trot de cabaret au style ancien des références au Messie de Hændel, la partition des Eight Songs for a mad King est aussi une écriture de la rupture, ce dont ces interprètes rompus aux différents langages de la musique s’acquittent avec une apparente simplicité. La direction puissante de Pierre Bleuse contribue à donner tout le relief nécessaire à l’interprétation, avec une énergie considérable déployée à faire résonner ce petit ensemble orchestral.
Le public se montre très enthousiaste devant la performance artistique livrée dans ces Songs and Fragments, se levant très vite au moment des saluts, avec une ovation particulière pour les deux solistes vocaux du soir, défenseurs valeureux d’un répertoire radical qui a trouvé sa place dans la programmation du Festival d’Aix-en-Provence.
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