L’éclat conservé de Pelléas et Mélisande à Aix-en-Provence
La metteuse en scène britannique Katie Mitchell souhaite mettre la figure de Mélisande au centre, à la fois comme point d’équilibre des forces et comme force elle-même, dont la psyché produit le récit. En témoigne la scène d’ouverture : quand le rideau se lève, c’est Mélisande seule qui investit la scène (bien que ce prologue se fasse avant que la musique ne commence et tandis que dans l’œuvre originelle, c’est Golaud qui est chargé d’ouvrir le spectacle). Mélisande, après avoir fait un test de grossesse positif, s’effondre sur son lit. C’est alors que commence son rêve, et donc, l’histoire de Pelléas et Mélisande.
Le décor est un protagoniste à part entière dans la vision de Katie Mitchell. Conçu à quatre mains avec Lizzie Clachan, il est mis en mouvement par une équipe d’une trentaine de personnes en régie, qui viendront saluer à la fin du spectacle, signe de l’importance déterminante de cette scénographie sans cesse renouvelée dont les pans, les plans et les éléments apparaissent et disparaissent au gré des scènes et des états d’âme des personnages. La fluidité semble être au centre du propos scénique : fluidité des enchaînements, mais fluidité aussi des costumes (Chloe Lamford) dont certains changements sont faits à vue, dans une chorégraphie réglée qui permet notamment à Mélisande de changer de peau en quelques instants, symbole visible de ses atermoiements.
En plus de leur signification au service du propos de Katie Mitchell, les décors sont également d’une grande beauté visuelle. Un soin particulier est apporté aux détails et aux textures, comme le bois des arbres qui envahissent la chambre maritale et les souterrains du château d’Arkel. Ils sont sublimés par les lumières de James Farncombe qui restituent l’ambiance vaporeuse de la pièce, avec une ambiance tamisée qui ne sacrifie pas l’intimité à l’impératif de clarté pour le public.
Par rapport à la production de 2016 portée par Barbara Hannigan, le plateau vocal renouvelle presque tous les rôles, à commencer par les deux amants.
Mélisande est interprétée par Chiara Skerath. Constamment présente sur scène pour les besoins de la mise en scène, la soprano belgo-suisse livre une performance exigeante au possible. Sa ligne de chant est toujours appuyée et incarnée, en lien intime avec ce texte aux nombreuses inflexions, qu’elle parvient à restituer sans presque que le public ait besoin du surtitrage pour comprendre cette langue, pourtant complexe. Le timbre clair de cette voix longue et bien accrochée sert le propos d’un personnage qui ne renonce jamais à la douceur, même dans les derniers instants de son destin dramatique.
Du fait de son placement vocal régulièrement haut placé, il est fréquent d’attribuer Pelléas à un ténor, ou à un baryton Martin. Dans cette production, c’est le baryton anglais Huw Montague Rendall qui succède à Stéphane Degout (ayant lui-même plongé depuis dans le grave de Golaud). Sa couleur globalement sombre en fait un personnage à l’assise solide, et du fait de ce choix fort de casting, son opposition narrative avec son aîné Golaud apparaît moins déséquilibrée qu’à l’accoutumée, ce qui change la perception des équilibres du triangle amoureux au cœur du drame. Ses aigus couverts et projetés (par nécessité) changent également l’interprétation du rôle pour aller vers plus d’intensité dramatique.
Laurent Naouri retrouve pour sa part son rôle, et le temps ayant passé, accentuant encore la différence d’âge avec les deux autres personnages principaux, sert le propos d’un Golaud inquiétant, sombre et dominant. Dans la scène la plus enflammée du spectacle à la fin du troisième acte (Viens, nous allons nous asseoir ici), Laurent Naouri fait montre d’une projection tonitruante et d’une maîtrise technique qui le place parmi les grands barytons du moment. Comme sa collègue Chiara Skerath, la diction est d’une grande clarté, ce qui aide encore un peu plus le public à se focaliser sur l’action.
Arkel est un patriarche bienveillant qui dispense ses conseils à quelques moments clés de l’œuvre. Vincent Le Texier, aux graves profonds et à la projection puissante se montre crédible dans le rôle, offrant une prestation scénique émouvante dans la scène finale où il amène son enfant à Mélisande.
Lucile Richardot est une Geneviève qui incarne elle aussi la bienveillance d’une mère inquiète du déchirement de ses deux fils. La chanteuse française à la voix particulièrement longue se glisse avec confort et tranquillité dans les graves profonds imposés par un registre contralto.
Le rôle de l’enfant Yniold est confié à la soprano canadienne Emma Fekete aux aigus perçants qui traversent l’espace. Particulièrement dynamique, l’interprétation de cette jeune chanteuse donne une énergie salutaire et communicative à la scène qu'elle partage avec Laurent Naouri, qui en fait un des sommets d’intensité du spectacle.
Thomas Dear complète ce plateau dans les rôles du berger et du médecin. Ses interventions laissent entendre un timbre riche d’harmoniques aiguës, qui ne détonne pas avec l’ensemble des voix présentes dans ce Pelléas et Mélisande ô combien lyrique.
Doublement mis à contribution cette année (Madame Butterfly et Pelléas et Mélisande), l’Orchestre de l'Opéra national de Lyon est placé sous la direction d’une habituée du Festival d’Aix : Susanna Mälkki. De gestes généreux et savamment pesés, la cheffe finlandaise conduit avec force et cohérence l’exécution d’une partition qui exige une attention à tous les détails de la musique et aux multiples couleurs que Claude Debussy parvient à tirer de l’orchestre. Les nuances sont particulièrement dosées, chaque départ donné avec soin aux chanteurs, dans une écriture rythmique des parties chantées qui comporte de nombreux pièges. Le Chœur de l’Opéra de Lyon participe également de cette unité de timbres. Préparées par Benedict Kearns, les voix se fondent avec minutie dans les textures sonores.
En ce soir de première, le public du Grand Théâtre de Provence salue avec un grand enthousiasme la reprise de cette production qui déjà en 2016 avait connu un franc succès. Huit ans après, elle a conservé toute sa force, toute sa finesse, et tout son éclat.
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