The Fairy Queen, féerie moderne à Versailles
Le Songe d’une nuit de juin 2024
L’anachronisme est au cœur de cette représentation. Il n’y a qu’à voir la façon dont la scène, scindée en deux dans sa profondeur, fait se côtoyer instruments centenaires, comme le clavecin de Florian Carré, la viole de gambe de Myriam Rignol ou le luth de Sergio Bucheli – qui, tout au long de la représentation, font écho au lieu qui les accueille, l’Opéra Royal de Versailles, condensé de moulures dorées – et une scénographie des plus sobres.
Les protagonistes de ce semi-opéra font leur entrée tout de noir vêtus, devenant ainsi les écrans aux racines temporelles indéfinissables sur lesquelles les notes de Purcell seront projetées. Après l’entracte, ils quitteront leurs vestes de costumes pour révéler des chemises blanches tâches de couleurs, chacun la sienne, comme si, après les avoir fondus les uns dans les autres, Claire Schirck, en charge des costumes, avait maintenant voulu souligner leurs individualités.
Car s’il est quelque chose qui se découvre au fil de cette pièce, c’est que chaque performeur est porteur d’un style qui lui est propre. Chez les danseurs, surtout qui, semblent avoir la capacité d’exécuter, sur n’importe quelle musique, n’importe quel mouvement : classique, hip-hop, break dance, voguing, danse contemporaine… Loin de se laisser dévorer par la force du groupe, les personnalités de Baptiste Coppin, Samuel Florimond, Anahi Passi, Alary-Youra Ravin, Daniel Saad et Timothée Zig se révèlent sur scène, comme élevées par la symbiose qui semble les lier.
Et tout cela sur le plateau qui semble alors comme trop petit de l’Opéra de Versailles, dont les dorures deviennent celles de l’éclatante verve des danseurs de Mourad Merzouki, qui, habitué des arts de la rue, est ici derrière une mise en scène qui a tout à fait sa place sur une scène aussi prestigieuse.
À corps perdus
Toutes ces gestuelles ont ceci en commun qu’elles subliment le corps des danseurs, mais pas seulement. Ici, tout le monde donne de son corps, tout le monde s’incarne. Mourad Merzouki refuse l’inertie, le tableau, la fixation. Les huit solistes lyriques participent à ce mouvement, aussi bien que les instrumentistes, et même, le chef d’orchestre. Tous ensemble, ils forment un corps de ballet insolite, qui, à l’unisson, se jette à corps perdu dans l’histoire qu’il raconte.
Refus d’inertie, mais pas de poésie. Parfois, les ralentis sont nécessaires pour souligner l’antique partition. Quand le premier violon Emmanuel Resche-Caserta entonne le fameux air « O let me weep », danseurs et chanteurs lui laissent la scène, qu’il partage avec la soliste Juliette Mey. Avant cela, Sébastien Marq (flûte) et Yanina Yacubsohn (taille de hautbois) avaient déjà infiltré la scène pour propager l’engouement féerique que provoque leur maîtrise de ces vents.
Quant à William Christie, en charge de la direction musicale, sa première apparition fait de lui un protagoniste de premier plan de la représentation par le prisme d’une excentricité assumée. Véritable personnage, c’est chaussettes écarlates aux pieds qu’il prend place devant ses musiciens sans avoir besoin d’estrade, sur un pied d’égalité. Il dirige d’une cadence enjouée, enfantine presque. De dos, se devine le sourire à ses lèvres (aussi car, souvent accaparé par ce qu’il se passe sur scène, il fait face au public pendant la majeure partie de la pièce, chantant avec les solistes, se laissant même parfois aller à quelques pas de danse).
Un enthousiasme qui ne manque cependant pas de sérieux : sous sa direction, l’orchestre des Arts Florissants excelle dans toutes les nuances allègres de Purcell. Autre preuve de grand savoir-faire : il sait sublimer chaque respiration, chaque silence, et laisse parfois les pas des danseurs, claquant sur le sol de la scène, marquer la cadence de ses musiciens, ou encore les voix des solistes s’élever dans les airs, magnifiquement nues, a cappella.
Baroque, jusqu’au bout des ongles
Le baroque, c’est l’irrégularité, l’aspérité. En somme, la profonde liberté que s’adjoint Mourad Merzouki dans The Fairy Queen découle du style même de Purcell. L’amplitude des mouvements de la troupe se calque sur les capacités vocales des interprètes, lauréats internationaux du Jardin des Voix. Dans une émancipation presque outrancière (et qui désarçonne parfois), les huit chanteurs s’affranchissent de l’idée même de personnage. Volatiles, leurs voix généreuses s’entremêlent sans jamais poser bagages, prises dans un mouvement infini.
Si l’action shakespearienne est transposée dans un temps incertain, les voix n’oublient pas de rendre hommage à la partition d’Henry Purcell. Ensemble, elles forment un chœur aux harmonies parfaites, qui révèlent toutes les couches complexes de l’œuvre, et la diversité des couleurs de leur ensemble.
À l’un des deux pôles du spectre, Juliette Mey brille par son ton cristallin qui se révèle surtout dans la plainte « O let me weep », que son agilité fait passer pour facilité d’interprétation. Force tranquille, elle maîtrise son souffle à la perfection et fait honneur aux paroles tirées de l’œuvre du Barde.
Les mezzo-sopranos à ses côtés s’approprient des airs plus élevés aussi. Georgia Burashko est celle qui porte en elle le plus de profondeur. La chaleur de sa voix se fait le miroir des mélodies les plus graves, comme des plus enjouées, et une puissance s’épanouit aussi bien dans les graves que dans les aigus.
Rebecca Leggett fait quant à elle preuve d’une intensité sans pareille. Elle se distingue dans son interprétation de l’épithalame « Thrice happy lovers », qui rassemble toutes ses qualités de diction, de lyrisme et de rythme. Elle produit un son riche, son timbre est clair, carillonne.
À côté d’elle, Paulina Francisco paraît plus réservée, en retrait. Pourtant, cela ne l’empêche pas de maîtriser pleinement toutes les variations qui lui sont proposées. Plus agile dans les aigus que les graves, elle fait montre d’une légèreté impressionnante aussi bien que d’un timbre perçant, capable de convoquer les sentiments les plus mélancoliques.
Quatre hommes apportent une certaine épaisseur au chœur féminin. Le jeune ténor Ilja Aksionov est l’incarnation de l’allégresse. Toujours souriant, il se glisse dans la peau de ses personnages avec un enthousiasme presque adolescent. Sa tessiture lyrique se double d’un timbre perçant qui a tendance à verser sur le large, donnant une profondeur modèle à sa performance.
Ténor lui aussi, Rodrigo Carreto immerge vocalement dans la signature d’un d’un chœur d’église (d’ailleurs, son curriculum est étoffé du Requiem de Mozart et de certaines de ses messes, entre autres pièces religieuses). S’il se perd un peu dans les graves, et présente une prononciation parfois nasillarde, ses aigus relèvent de la pureté même. Sa technique, agile se dévoile dans un falsetto lyrique, mais aussi dans un rythme et une respiration qui se déploient même face aux secousses de la chorégraphie.
Hugo Herman-Wilson ouvre la représentation avec son incarnation du Drunken Poet, moqué par les foules, un morceau qui présente un condensé de ses qualités : une incarnation dramatique, un timbre chaud en accord avec son personnage bouffonesque, une puissance dans les graves autant que dans des sorties plus lyriques, et une longueur de phrase suspendue seulement par les mouvements parfois brusques que la scénographie impose.
Benjamin Schilperoort se fait un ancrage à toute cette volupté. Sa ligne de basse est essentielle aux chants d’ensemble, mais il marque surtout dans le rôle de l’Hiver (Winter), glaçant. Sa maîtrise des graves est égale à la stabilité de son timbre, large, et doublée d’un son amplement riche. Sur scène, il se meut toujours serein, prenant son temps, même dans la précipitation.
The Fairy Queen est ainsi porté, élevé par huit voix qui s’unissent dans un élan d’ivresse artistique. Les interprètes abordent la partition avec légèreté, remettant la farce, l’humour shakespearien, au centre de l’œuvre.
Toutes les frontières abattues, The Fairy Queen se présente comme une vaste étendue où tout est possible, où plus rien ne bride la créativité. Et à la fin de la représentation, les spectateurs, debout, font Beaucoup de bruit pour quelque chose, n’en déplaise à Shakespeare.