L'Ombre de Flotow remise en lumière avec Parole et Musique
L'initiative "Parole et Musique" poursuit avec engagement et sympathie sa noble mission visant à remettre à l'honneur, dans des formats chambristes correspondant à ses moyens mais aussi à son esprit, des œuvres dignes d'intérêt et oubliées du répertoire. C'est ainsi que le public était à nouveau charmé l'année dernière avec La Colombe de Gounod. Cette fois, c'est non seulement une œuvre mais un compositeur injustement négligés qui retrouvent le contact du public avec cette Ombre de Friedrich von Flotow. Cet opus peut en effet aisément être qualifié de "chef-d'œuvre" de par sa richesse, non seulement concernant le métier du compositeur (dont la quantité d'œuvres lyriques produites semble presque à la mesure de son oubli, c'est dire !) et la diversité des nuances et teintes cette Ombre.
Quatre personnages suffisent pourtant à narrer cette histoire, mais ils incarnent en fait, chacun, une tradition à part entière. La veuve Madame Abeille amoureuse de Fabrice est une diva d'opéra tendance Castafiore, l'artisan Fabrice (qui est en fait un Comte, dans la grande tradition des aristocrates cachés et dévoilés en deus ex machina au théâtre) s'exprime quant à lui dans de grandes arias romantiques typiques des emblématiques ténors du belcanto. Jeanne est un rôle de soubrette (littéralement : elle revient au service de Fabrice, troublée de reconnaître en lui "L'Ombre" de quelqu'un d'autre, et pour cause, elle fut au service du Comte qui se fait désormais passer pour Fabrice) incarnant l'éprise amoureuse sacrificielle au bord de la folie. Enfin, même avec son statut et ses fonctions de Docteur, ce personnage-là est un digne représentant de l'opéra-comique tendance chansonnier.
C'est d'ailleurs son air d'ouverture qui a été choisi parmi le minuscule échantillon d'extraits enregistrés de cet opus par le passé (tandis que seule la Martha de ce même Flotow a su demeurer quelque peu dans certains catalogues). Cet air est intitulé "Quand je monte Cocotte !" (le nom de son cheval), et il semble assurément impossible de l'attribuer à un médecin et à un opéra nommé "L'Ombre". L'œuvre changera ainsi de registres et de caractères tout du long... et pourtant l'ensemble ne donne nullement l'impression de manquer de coutures, pas même d'être fait de pièces rapiécées. Les morceaux sont en effet tous intéressants, non seulement dans leur genre, mais dans la richesse des climats parcourus, permettant de passer du rire aux larmes, de varier les styles et surtout de les faire se rencontrer par l'entremise des personnages qui les représentent). Bien entendu, Jeanne et Fabrice finiront mariés, idem pour Madame Abeille et le Docteur, les personnages tragiques se réunissant comme le font les personnages plus comiques. Mais ce finale surviendra après bien des péripéties et croisements de tessitures et caractères (Madame Abeille convoite Fabrice de longue date et exprime toute sa jalousie envers Jeanne que le Docteur propose d'épouser pour lui porter secours)...
Le livret exploite ainsi pleinement les liens entre les personnages, et un vaste panel de registres, il faut dire qu'il est signé Henri Vernoy de Saint-Georges (auteur d'un Falstaff -certes pas celui de Verdi mais celui d'Adolphe Adam, mais tout de même- ou encore, et parmi bien d'autres exemples pour lui aussi, Giselle et La Fille du Régiment).
En savourant ce spectacle et en lui faisant un excellent accueil, le public se sera certainement demandé pourquoi cette œuvre a ainsi été oubliée. C'est certes le cas de bien des trésors que nous redécouvrons progressivement, mais cette Ombre de Flotow a été une victime collatérale à la fois de son sujet et de sa période de création. La première fut donnée le 7 juillet 1870 à l’Opéra Comique de Paris : 12 jours seulement après, éclatait la Guerre franco-prussienne plongeant dans l'obscurité totale cette Ombre qui se déroule sur fond (terrible) de guerre des Cévennes après la révocation de l'Édit de Nantes (raison de la fausse identité de Fabrice, de son exil et de l'errance de Jeannette).
Mais c'est donc dans une tout autre ambiance que commence le spectacle, dans lequel s'implique pleinement le quatuor de solistes, au chant, au jeu parlé et même à la narration, partagée avec la pianiste et directrice artistique de cette version concert format de poche, Françoise Tillard. Celle-ci s'applique sur sa partition pour ne pas en perdre une note (ce qui n'arrivera que dans l'emballement final) et bat la mesure pour diriger le moment de quatuor a cappella, l'une des riches trouvailles musicales de cette partition.
Nicolas Bercet prescrit avec ce Docteur une bonne dose de cette grande tradition de chansonniers mais avec une technique lyrique (et pour cause, il est à la fois lauréat du concours international d'opérette et de comédie musicale de Marseille, et membre du Chœur de l'Armée française). Rendant honneur au texte, comme ses collègues, par son articulation et sa prosodie (rendant l'absence de sur-titres logique), ses lignes sont rythmées, savoureuses et claires. Sa voix est appuyée sur un ample vibrato, et même le médium ajoute au caractère. Il sait également la soulever jusqu'à un aigu altier ou vigoureux, voire même en fausset, vibrant rapidement et rondement jusqu'aux bouts des phrases.
Clémentine Decouture affirme en Madame Abeille sa technique assurément lyrique, faisant vibrer chaque ligne et vibrionner chaque vocalise (parfois un peu tranchantes dans les transports), de sa voix charnue élancée à travers l'ambitus (d'autant qu'elle se plaît à appuyer fortement certaines notes aiguës, quitte à capitonner un peu, mais pour rendre le caractère jaloux et piqué du personnage).
Déjà là pour La Colombe et peu après avoir interprété un autre personnage caché (un faux-mari cette fois, pour Gosse de riche), Charles Mesrine en Fabrice accentue encore le caractère de sa partie, celle d'un ténor d'Opéra dont il déploie les grandes romances solaires, enchaînant en les nourrissant derechef les grandes montées par paliers. Son investissement se fait dévotion, son souffle long est nourri jusque vers les aigus pleinement déployés ou bien allégés et adoucis (en luttant parfois mais efficacement contre les serrages, seul le suraigu lui échappant ce soir).
En Jeanne, Flore Royer (diplômée du CNSM où elle a incarné cette année le rôle-titre de L’Enfant et les Sortilèges) est également investie de jeu et de chant, qui sont à l'image de son personnage et de sa voix même, un très intéressant oxymore : l'apparente légèreté de ce caractère ancillaire dévoile d'emblée sa profondeur tragique, la voix en fait de même, sa jeunesse ayant déjà acquis une épaisseur et une chaleur de timbre éprouvées. La rondeur et l'épaisseur des appuis et du phrasé sont bien équilibrées par les accents réarticulant les syllabes toniques, rendant également son texte bien intelligible.
La richesse des parties vocales résonne pleinement avec la partie instrumentale, la composition osant aussi bien la chanson légère (facile à retenir mais pas si simpliste à faire, au contraire) que les riches harmonies post-romantiques. Le résultat donne assurément envie de voir cette œuvre enregistrée, et programmée dans un théâtre d'opéra, avec orchestre et en intégralité. En attendant et assurément, l'auditoire ravi gardera dans la tête pendant longtemps, une p'tite cocotte qui trotte qui trotte...
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