Flâneries Musicales franco-anglaises à Reims
La visite parisienne de la Reine Victoria et du Prince Albert lors de l’Exposition Universelle de 1855 avait déclenché en France un vent d’anglomanie que les fréquentes visites et la francophilie du Prince de Galles, futur Édouard VII, n’avaient cessé d’exacerber au tournant du vingtième siècle. Si Paris accueillait volontiers les girls venues avec leurs songs enrichir la vie théâtrale et musicale de la capitale, la Grande-Bretagne se régalait elle aussi de l’esprit et des spectacles parisiens, qu’elle acclimatait aussi bien qu’elle pouvait à la mentalité d’une société puritaine post-victorienne qui commençait plus difficilement à s’encanailler et à se déboutonner. C’est ainsi pour le public de Londres qu’André Messager, le compositeur de l’immortelle Véronique, écrivit Mirette et surtout Monsieur Beaucaire, ouvrage créé par Maggie Teyte qui met justement en scène les amours contrariées, dans le cadre de la ville thermale de Bath du temps de l’Ancien Régime, d’une vertueuse lady anglaise et d’un digne cousin de Sa Majesté le roi de France, accusé – à tort – d’être menteur, frivole et volage. De Messager, le programme du concert des Frivolités Parisiennes permet de faire entendre l’air « Ah! Nay, do not fly me! » tiré de Mirette, ainsi que le duo « Lightly lightly » et l’air « Gold and Blue and White » de Monsieur Beaucaire, extraits que le public français savoura dans leur version française.
Le compositeur Louis Beydts, récemment redécouvert par le ténor Cyrille Dubois, et dont est donnée ce soir l’exquise chanson L’Escarpolette, n’avait pas manqué de parodier, de manière particulièrement explicite, le célèbre duo de Véronique.
Les Anglais qui faisaient le voyage à Paris, dans le cadre de ce qu’il n’était pas encore coutume d’appeler « a dirty weekend », se délectaient certainement des ouvrages au caractère osé, pour ne pas dire grivois, qui caractérisaient la scène parisienne. Ces derniers sont illustrés ici par le duo plus que coquin de la comédie en musique de Rodolphe Berger : Messalinette, ou le tour du demi-monde en 80 nuits, dont le titre se passe de commentaire. La fascination mutuelle exercée par un des deux pays sur l’autre est également thématisée dans l’opérette de Maurice Yvain Yes !, récemment enregistrée dans son intégralité par Les Frivolités Parisiennes. Les deux extraits de ce concert mettent en exergue la thématique interculturelle de la soirée, le duo entre Totte et Gavard fils « À Londres », ainsi que l’inénarrable Yes ! dont la grande Felicity Lott, cantatrice « franco-anglaise » s’il en est, s’était fait une spécialité. La délicieuse chanson de Maurice Yvain « Je chante la nuit », immortalisée autrefois par de très nombreux chanteurs, est également interprétée.
Les relations serrées entre Paris et Londres pouvaient également faciliter l’acculturation du public parisien à la comédie musicale américaine, avec tout ce qu’elle pouvait contenir d’influences tirées du jazz et du ragtime. Parmi les grands moments de la soirée, figure le duo Tea for Two (qui donne son nom au programme de ce concert), extrait de la comédie musicale de Vincent Youmans et Irving Caesar No, No, Nanette, grand succès des années 1920 créé à Chicago et donné immédiatement ensuite à Broadway et dans le West End. Autres numéros inspirés du jazz et du ragtime, la chanson de Marcel Lattès Maggie, the Movie Queen, ainsi que le duo endiablé de Grace Leboy Everybody Rag with me / On r’met ça !, sur lequel s’achève la soirée.
Un programme franco-anglais ne serait sans doute pas complet s’il ne contenait pas une légère dose d’esprit fleur bleue et de sentimentalisme. Les deux songs accompagnées à la harpe auront largement rempli cette fonction, autant l’autrefois célèbre My Ladie’s Bower de la compositrice Hope Temple, la deuxième épouse de Messager, que les fameuses Roses of Picardy d’Haydn Wood, morceau composé en 1910 et devenu après-guerre, après avoir été un des plus grands “tubes” de la Première guerre mondiale, un grand succès de Sidney Bechet mais également de Tino Rossi… Émotion et recueillement se mêlent donc agréablement à la tonalité enjouée, voire enfiévrée, de l’ensemble de la soirée.
Pour relier et donner à tous ces numéros parfois disparates un sens et une continuité, il fallait un fil conducteur et une narration. La soprano Sheva Tehoval et le baryton Philippe Brocard s’y emploient pleinement avec le ton juste, du snobisme londonien à la gouaille parisienne en passant par diverses formes de roublardise et de (fausse) ingénuité (d'autant que déjà, tels quels, les numéros s'enchaînent avec la plus grande cohérence et dessinent un arc narratif véhiculant diverses formes d’émotions). Vocalement, les deux interprètes rendent pleinement justice aux extraits entendus, même si le texte de Sheva Tehoval n’est pas toujours compréhensible dans les parties chantées. Son soprano frais et cristallin, qui la destine de toute évidence aux emplois les plus légers du répertoire, est en revanche d’un très agréable grain, les couleurs et les moirures sont pleinement portées accompagnées de la seule harpe. Philippe Brocard est compréhensible aussi bien en anglais qu’en français, même si c’est avec un léger accent qu’il chante dans la langue de Shakespeare. Son baryton léger et percutant, qui comme la plupart des chanteurs spécialisés dans l’opérette, affiche d’insolentes facilités dans l’aigu, compte beaucoup dans le succès de la soirée. Les deux artistes se meuvent, dansent, parlent et chantent avec chic et aisance, dans la grande tradition des genres lyriques légers.
Composé d’une petite quinzaine de musiciens, l’Ensemble Les Frivolités Parisiennes s’acquitte avec talent et professionnalisme des différents arrangements qui lui sont soumis, et fait valoir une grande richesse de timbres et de couleurs instrumentales, grâce notamment aux cuivres et aux bois qui, dans un autre contexte, auraient pu paraître dominants.
Le concert est généreusement plébiscité par le public, visiblement ravi de cette manifestation sise dans la cuverie d’une grande maison des vins de Champagne (chez Charles de Cazanove, dans la bien-nommée salle Stradivarius). Pétillant dans tous les sens du terme !