Mélodies françaises populaires avec Dubois et Raës à Strasbourg
Le programme, en soi, s’impose comme un modèle (du genre). Prévu pour durer une heure de temps, sans les bis et les applaudissements, il est divisé en quatre parties égales, consacrées tout à tour aux compositions de Gabriel Fauré (1845-1924), Louis Beydts (1895-1953), Benjamin Britten (1913-1976) et Francis Poulenc (1899-1963). Les sept mélodies de Fauré sur lesquelles s’ouvre le concert tissent la fibre du romantisme tardif français, aspect mis en exergue par les quatre bis généreusement octroyés – Chanson d’Amour, Le Secret, Après un rêve, Adieu – lesquels, en bouclant ainsi la boucle, constitueraient presque un nouveau départ.
Avec Louis Beydts, c’est à un cycle complet, les Six Ballades françaises sur des poèmes de Paul Fort, que convient Cyrille Dubois et Tristan Raës. Ici, c’est la veine populaire qui est exploitée, le ténor n’hésitant pas à mettre en avant le côté résolument enfantin de pages comme Le Marchand de sable ou Les Petits veaux d’Haizettes, tout en conservant la gravité qui sied à la mélodie Le Regard éternel, l’amertume et le sentiment désabusé que renferme La Corde, la passion presque effarouchée de Rencontre à la fontaine ou la drôlerie insolente de Si le bon Dieu l’avait voulu.
Changement de ton et d’allure avec Benjamin Britten qui, exilé aux États-Unis pendant la Seconde Guerre Mondiale, s’était ressourcé auprès de diverses sources folkloriques européennes pour composer, entre autres, ses French Folk Songs harmonisées pour voix et piano à partir de vieilles chansons populaires. Amour, mélancolie, humour, tels sont les états d’âme évoqués par ces textes pour lesquels les interprètes, imitant différents parlers dialectaux, trouvent les accents idoines pour évoquer la vie campagnarde de nos ancêtres.
Retour à la ville pour le recueil de cinq poèmes de Guillaume Apollinaire, Banalités, dans lesquels s’expriment aussi bien la gouaille parisienne – Chanson d’Orkenise, Fagnes de Wallonie, Voyage à Paris – que les mystères et les non-dits dans Hôtel ou la vision apocalyptique de Sanglots. Chacun se fera son idée sur l’opportunité de terminer avec La Belle Jeunesse et les Couplets Bachiques des Chansons gaillardes, que Poulenc lui-même jugeait à l’époque comme « des textes assez scabreux » et qui pourront désormais être lus comme sexistes.
Le public connaît depuis maintenant plusieurs années le tandem musical formé de Cyrille Dubois et Tristan Raës. Entre les deux artistes, l’osmose est totale. Le ténor et le pianiste s’expriment d’une même voix, unis dans une même respiration. Pour un programme aussi intimiste, le vaste espace de l’Opéra de Strasbourg paraît un peu surdimensionné pour cet instrument vocal parfois mis à rude épreuve. Plusieurs phrases tenues ne résistent pas à une notable perte de timbre, et le volume sonore pourrait paraître insuffisant de temps à autres. L’auditeur retrouve cependant avec bonheur l’exquis vibratello d’un timbre parfaitement homogène sur toute l’étendue de la voix, un art incomparable de la nuance et une façon unique de modeler et sculpter les phrases (à graver dans le marbre, et fort heureusement, nombre des pages entendues dans la soirée sont aujourd’hui enregistrées en disque). Sur le plan de l’interprétation, la variété des tons et des registres convoqués semble atteindre à l’infini, de la contemplation extatique à la franchouillardise provinciale, de l’exhalation langoureuse à la paillardise la plus “crasse”. Et toujours cette qualité de diction qui fait entendre et comprendre chaque syllabe : le sens des mots est ainsi pleinement perçu, même quand ces derniers viennent faire sourire pour leur mièvrerie, ou heurter pour leur violence et leur crudité. Le pianiste Tristan Raës, accompagnateur aux petits soins, joue avec toute la souplesse, la précision et la vélocité attendues.
Les quatre bis, moments de grâce, comblent un public qui ne peut en avoir assez : il en redemande, il en redemande…