À Strasbourg, confrontations entre Karine Deshayes et Maria Callas
Les spectateurs, nombreux et ravis d'être ainsi réunis à l'Opéra National du Rhin pour entendre et voir Karine Deshayes dans ses débuts scéniques d'un rôle à sa mesure, auront découvert en prime la grande beauté plastique et l'infinie richesse sémantique de ce spectacle qui offre de multiples clés de lecture au chef d’œuvre intemporel de Bellini.
L’argument, tel qu’il est présenté dans le livre-programme de la soirée, plante d’emblée le décor : Norma ne se situe plus dans la Gaule de l’Antiquité, mais dans un « pays occupé » « après une terrible guerre ». Oroveso y est présenté comme le « meneur » d’un « groupe de résistants », et Pollione comme le « chef régional des forces occupantes ».
Les éléments de décor, ainsi que les premiers extraits vidéo, signalent dès les premiers instants un cadre contemporain. Toutefois, il s'avère rapidement qu'Oroveso, en plus d’être un résistant, est également le directeur du principal opéra de la capitale de ce pays non identifié, et qu’avec certains de ses salariés il a projeté de mettre à profit le futur « Gala de la paix » destiné à commémorer la fin de la guerre, afin d’assassiner les dignitaires de l’occupation, dont Pollione.
Sa fille Norma, célèbre cantatrice internationale qui nourrit une liaison secrète avec Pollione, fait tout ce qui est en son pouvoir pour retarder ce funeste projet. À cette transposition qui exploite pleinement l’analogie entre « théâtre d’opéra » et « temple », ou « chanteuse » et « grande prêtresse » – analogie à laquelle la polysémie du terme « diva / déesse » donne toute sa légitimité –, se greffe un autre niveau de lecture. Norma, dans sa loge, est plongée dans la lecture presque névrotique des mémoires et de la correspondance d’une autre chanteuse qui a autrefois interprété Norma et qui a également dans sa jeunesse connu l’occupation : Maria Callas, vue à la fois comme un double forcément source d’inspiration mais également comme une ombre au poids écrasant dont il faudra bien un jour s’affranchir.
Du début à la fin, le spectacle se nourrit des multiples analogies entre ces plusieurs niveaux de lecture, parallèles et échos entretenus d’un côté par une habile et fort complexe scénographie, et de l’autre par la projection de captations vidéo montrant soit des images en agrandi du spectacle se déroulant sous nos yeux, soit des images d’archives évoquant la vie et le passé de Maria Callas : extraits tapés à la machine de ses divers écrits, coupures de presse, documents vidéo. Le spectateur re-voit ainsi les fameuses scènes de coulisses ou répétitions de Norma, décryptables comme une mise en abyme de la répétition de Norma par les conspirateurs d’Oroveso au sein du spectacle enchâssant.
C’est à un foisonnant et passionnant kaléidoscope d’images visuelles qu’assiste ainsi le spectateur, captivé par un défilé incessant de tableaux destinés à multiplier les différents parallèles et niveaux de lecture : le trio Norma/Pollione/Adalgisa est doublé de celui constitué de Callas/Onassis/Jackie Kennedy ; la rivalité Norma/Adalgisa est mise en regard avec une rivalité entre deux chanteuses, à la fois fictives et réelles, puisque la Norma en titre dans le spectacle doit bien régler ses comptes avec l’icône indétrônable qui la fascine, tout en devant faire face à l’existence d’une autre chanteuse, plus jeune qu’elle, celle qui incarne sa rivale Adalgisa dans l’opéra et qui doit finir par chanter à sa place « Casta diva » lors de ce fameux « Gala de la paix ». D’autres parallèles pourront mettre en relation la présence de Jackie Kennedy et l’assassinat de John Fitzgerald, vu comme un écho possible de celui projeté par les résistants d’Oroveso dans la fiction, ou encore le célébrissime concert-gala du Palais Garnier, sans oublier la fatale représentation romaine du 2 janvier 1958, abondamment évoquée dans les documents d’archives.
Cette superposition de pistes et de niveaux de lecture est rendue possible par l’impressionnant dispositif scénographique de Fabien Teigné, constitué d’un décor tournant sur lui-même censé évoquer le tourbillon incessant de la vie d’un théâtre avec ses loges, ses coulisses, ses salles de répétition et ses incessants va-et-vient. Les contre-mouvements des plateaux qui s’inversent renvoient aux états d’âme de Norma, tour à tour aimante, jalouse, furieuse, maternelle, monstrueuse et finalement sublimée et transcendée.
Tous les acteurs de cette mise en scène, autant machinistes que figurants, choristes et solistes, s’ajustent à la fluidité du spectacle qui maintient l’attention du spectateur en constant éveil tout en épousant les rythmes et les mouvements de la partition (loin de constituer une suite de numéros figés). Les éclairages de Philippe Berthomé rehaussent aussi les costumes de Fabien Teigné, qui n’a pas hésité à s’inspirer des robes de scène de Maria Callas ou de la mode des années 1950 pour aboutir à ses propres créations.
Sur le plan vocal, le plateau est comme attendu dominé par la présence de Karine Deshayes, de bout en bout même si elle ne vise et n'atteint pas les volumes sonores superlatifs de grandes divas… ou d’une Callas. Les aigus et le legato de « Casta diva » sont au rendez-vous, la cabalette (petite reprise) met en valeur ses notes staccato (piqué), toutes les difficultés attendues du rôle sont surmontées avec maestria. Paradoxalement, le duo « In mia man alfin tu sei » accuse une relative faiblesse dans les graves. Sur le plan de l’interprétation il s’agit d’une Norma très introvertie, particulièrement émouvante dans l’adieu final et dans la scène où elle envisage de tuer ses deux enfants. Une incarnation qui, à n’en pas douter, gagnera encore en maturité dans les années à venir.
À ses côtés, Benedetta Torre est une Adalgisa fraîche et claire comme il convient. Son timbre a dans le médium des couleurs de mezzo seyantes, mais ce sont surtout pour ses aigus planants que la jeune cantatrice attire l’attention. Le trio féminin est complété par la Clotilde de Camille Bauer, artiste de l’Opéra Studio de l’OnR qui fait valoir un timbre rond et cuivré (donnant envie de l’entendre dans du Mozart et du Rossini).
La mise en scène n’épargne rien aux messieurs. Rarement Pollione aura été aussi antipathique. Macho, brutal, violent, violeur, il met à rude épreuve son interprète Norman Reinhardt qui ailleurs déployait justement et tout au contraire la lumière et l'élégance de son ténor, mais dont le timbre apparaît ici terni, les aigus difficiles et l'intonation hasardeuse.
Le Flavio du jeune Jean Miannay, autre artiste de l’Opéra Studio, offre la clarté de sa diction ainsi que les aspects claironnants du timbre. L'Oroveso de la basse Önay Köse déploie un chant résonant et expressif, dur dans ses assauts guerriers, tendre et paternel au moment des derniers adieux.
L’Orchestre Symphonique de Mulhouse jouant avec précision, conviction et probité, sous la baguette d’Andrea Sanguinetti, aura rendu justice à une partition qui ne sollicite pas véritablement les grands ensembles instrumentaux. Le Chœur de l’Opéra National du Rhin, en revanche, a fait un réel travail sur les volumes et les échos sonores, sans négliger la manière par laquelle tous les chanteurs ont investi le plateau pour créer une série de tableaux à l’indicible beauté.
Le public strasbourgeois acclame et ovationne longuement ce spectacle captivant et envoutant.