Quartier Est Barre d’immeuble IV, en atelier par l'Académie de l'Opéra de Paris
Osé, assumé, le titre-même de ce projet ("Quartier Est : Barre d'immeuble IV") réussit à étonner et intriguer sans faire rêver. Tout le spectacle en fera de même, tout en quittant bientôt son concept (comment vivre dans la tristesse d'une barre d'immeuble imaginaire et qui ressemble pourtant à toutes les autres, bien réelles). La barre d'immeuble est d'abord représentée par des vidéos projetées sur les deux rideaux en angle droit accrochés à des poutres métalliques. Cette structure représente ainsi comme l'étage d'un immeuble sur laquelle sont projetées des images d'immeuble, mais aussi d'intérieur d'ascenseur ou de graffitis, et le public peut aussi voir à travers les rideaux comme dans un appartement. La scénographie (signée Raphael Jacobs et Esther-Helin Bienroth qui signe aussi les costumes) fonctionne mais par la séparation des mondes et des séquences : le personnage de Mélisande chez elle comme dans sa tour, ou bien cet autre personnage d'infirmière qui rentre chez elle et aime faire des compositions florales (en chantant du Lili Boulanger). Elle est incarnée par la soprano Lisa Chaïb-Auriol dont les aigus paraissent d'abord fatigués (voilés), mais elle peut s'appuyer sur l'ampleur de son médium, d'autant plus vibré que le français est amplement articulé. Ce patchwork de saynètes et de morceaux donnent aux artistes plusieurs chances, et c'est ainsi qu'elle affirme ensuite, au contraire, de très hauts-aigus assurés, mais menant par de grandes descentes vers un médium qui s'estompe.
Et le projet part ensuite tout à fait ailleurs, s'éloignant d'abord de l'immeuble de cité vers le gratte-ciel d'une mégalopole, à ceci près que la caméra préfère surtout filmer les passages piétons, les pieds des citadins (en zooms désaxés et flous), et surtout, surtout, des crabes. Les rideaux s'ouvrent, les interprètes se croisent mais sans interagir : toutes ces scènes s'enchaînent sans lien entre elles ni avec les morceaux interprétés qui contribuent aussi à l'impression d'aléas ou d'aléatoire.
Musicalement, les styles, siècles, registres, langues, effectifs, univers se suivent mais ne se ressemblent pas, dans une série de grands écarts. L'un des personnages est un fil rouge halluciné, une constante mouche du coche, revenant au long de la soirée interpréter des pièces composées par Eloain Lovis Hübner sur des poèmes, en allemand, de Raphael Jacobs. La performance qui lui est demandée est très exigeante : alliant la vitesse d'un parlé-chanté mais en projetant la voix. Sofia Anisimova doit l'assumer tout en traînant encore en peignoir et en traînant son oreiller (dont la sangle lui servira de fil dentaire, pour le passer entre les dents qui ornent le fauteuil sur scène...). La mezzo-soprano offre une prestation virtuose, sa ligne vocale se jetant incessamment comme exigé mais avec maîtrise à travers les registres, et les nuances. Elle conserve pourtant son ancrage de mezzo et déploie des clartés de sopranos. Elle ponctue ainsi des scènes sans liens entre elles et qui, chacune, semble plutôt viser à déconstruire ce qui est présenté.
Carmen ne meurt pas dans son finale, elle jette simplement les gants, que sont littéralement les pinces de crabe qu'elle avait mises sur les mains (le spectateur pensait alors retrouver un lien entre la vidéo et le plateau, mais ces pinces servent plutôt de moufles et certainement pas d'armes de défense pour la gitane). Carmen part tout simplement, et Don José constatant qu'elle n'en pince décidément plus pour lui, il s'en va alors à son tour, d'un autre côté.
Le mystère des pinces du crabe bleu restera ainsi entier, il ne donnera sans doute pas envie de s'arracher la tête pour essayer de comprendre : ces pinces arrachées suffisent (même s'il est impossible d'en gouter la saveur du propos). La mayonnaise peine ainsi à prendre avec cette suite d'ingrédients musicaux et scéniques sans liant, les scènes n'étant ni volontairement reliées entre elles ni volontairement séquencées comme une anthologie de vies au pied et au sein d'un immeuble (chacun des personnage de cette structure narrative entre gratte-ciel et gratte-tête est pourtant doté d'un nom et d'une histoire, mais qui sont uniquement donnés dans le programme de salle, et sans liens évidents avec les personnages du répertoire qui sont ici interprétés).
Reste le travail d'acteur et vocal, que la formation de cette Académie tout au long de l'année permet d'apprécier (grâce à nos articles qui suivent les évolutions des prestations des académiciens dès la rentrée). À l'image de toutes les saynètes de ce projet, l'investissement des interprètes est là, porté par une volonté de mise en scène mais qui n'est pas menée jusqu'à la clarté (la note d'intention parle de "douleur constante de la répression", du "grondement d'un monde englouti", "d'échapper à l'oppression culturelle patriarcale" mais tout cela n'est rendu ni invisible, ni visible notamment en raison des enchaînements d'épisodes qui sont des flous enchaînés, sur le plan scénique et vidéo).
Margarita Polonskaya incarne ainsi un personnage nommé "Jeanne Dessieux", employée d'une serrurerie (bravo à qui l'aura deviné d'après son T-Shirt où il est marqué "I've got the key I've got the secret" et d'après ce qu'elle chante). Sa procession musicale allant de Kaija Saariaho à Hildegard von Bingen offre une voix toujours aussi amplement vibrée et nourrie, qui se propage dans l'Amphithéâtre et traverse toutes les tessitures en gardant ses qualités d'ancrage dans le grave épais et de rayonnement dans les résonances aiguës. Celle qui avait marqué les esprits dès ses premières prestations à l'Académie (chroniquées sur nos colonnes) et qui rejoindra la troupe maison la saison prochaine dévoile ce soir que le répertoire baroque et ses vocalises rapides ne sont pas dans ses cordes. Cela étant, elle sait retrouver immédiatement dans les autres répertoires l'intense rayonnement de sa vive lumière et matière, jusqu'aux cimes et decrescendi.
La soprano Boglárka Brindás chante une demi-douzaine des Kafka-Fragments composés par son compatriote György Kurtág avec la sérénité de registres précis, une rythmique exprimant la tranquillité, une voix placée.
Sima Ouahman chante Mélisande (tandis que le programme la nomme Maryse Arosa attendant "le retour de ses deux amis de la préfecture"). La soprano convoque plutôt une voix de mezzo, centrée sur un médium ouvert mais posé, qu'elle élève grâce à sa très large articulation.
Ce n'est pas Mélisande qui a ici de longs cheveux, mais Arkel : de longs cheveux jaunes-verts dans une tenue gothique qu'il partage avec ses deux collègues masculins, face à l'héroïne en blanc (couleur de ses hautes bottes et de sa veste de jogging). Malgré ces cheveux couleur soleil de manga, Adrien Mathonat creuse sa voix sombre, caverneuse, avec de vigoureux accents phrasés. Le volume croît avec l'alacrité de son vibrato.
Le baryton Igor Mostovoi est un Golaud intense, de caractère comme de voix : le vibrato est si serré qu'il s'approche du tremblement (la ligne bouge un peu, de fait, mais la tessiture est riche en caractère et en appui, toujours placée et dressée vers des aigus de métal).
Luis Felipe Sousa est ici surnommé Miles Sugarman et se voit attribuer les fonctions de DJ et cartomancien mais aussi médecin ce qui correspond effectivement au personnage qu'il tient dans l'extrait de Pelléas et Mélisande. Sa voix est appliquée, équilibrée, d'un phrasé protocolaire. Il témoigne lui aussi du travail notable sur le français que permet cette formation.
Teona Todua est présentée dans le programme comme la présidente bénévole d'un club de yoga à Santa Marina, mais elle apparaît sur scène en tenue de Carmen San Diego version noir intégral. En se frappant le poitrail du tranchant de la main, elle déploie la douceur de son vibrato rapide.
Seray Pinar, ici chauve comme un moine, enlève le bas de sa tenue de bure pour danser plus confortablement (et même avec un dynamisme musclé et bondissant) en short et hautes-bottes. Elle incarne Carmen en s'appliquant de son mieux sur le français, mais son articulation la contraint à un tempo trop lent pour son souffle et lui demande de creuser les graves. Elle sait toutefois aussi les caresser et monter en vigueur.
La prestation vocale du ténor Kevin Punnackal en Don José (en costume de double-face) mériterait tout à fait d'être représentée sur une scène d'opéra en version de concert (restera à travailler la dimension scénique). La ligne déploie tout ce que le rôle et la grande tradition lyrique romantique demandent et font vibrer : une ligne lumineuse, pleinement conduite y compris vers des décrochements savamment maîtrisés (d'autant plus marquants que ces marques d'émoi et d'élans demeurent purement sur le plan vocal, émis avec une sorte de détachement, de tranquillité de l'interprétation).
Les trois pianistes-chefs de chant de l'Académie accompagnent les chanteurs (et dirigent parfois), alternant pour ce faire ainsi qu'avec les petits groupes de cordes. Mariam Bombrun est investie dans les morceaux les plus modernes pour accompagner et interpréter dans la précision et le contrôle des immenses registres du clavier. Paul Coispeau déploie les couleurs et la richesse des nuances, parcourant les univers en vitalités diaphanes, arpèges aquatiques et mélancoliques, jeu clair et souple. Il tient aussi l'orgue, mais dont le son est distant et les ornements épars. Robin le Bervet affirme un jeu délié ou à patte d'ours, ses gestes sont amples et inspirés.
Les instrumentistes sont également impliqués dans le spectacle, participant à hanter et habiter le plateau. Les cordes (au premier rang desquels se détachent Auguste Rahon au violoncelle et la violoniste Aï Nakano) balayent leurs instruments avec agilité et une grande conscience d'archet. Toutefois, les arrangements les plus exposés, comme pour Carmen, trouvent les cordes en tutti en défaut de justesse, individuellement et collectivement.
Le public, qui toutefois n'occupe que la moitié de cette salle d'habitude comble, applaudit énergiquement la prestation des artistes, mais sans rappel.