Vivaldi ravive la flamme Olympique aux Champs-Elysées
L’Olimpiade valut en 1734 à Vivaldi un grand succès à un moment de sa carrière devenue périlleuse, le compositeur luttant contre une nouvelle génération de compositeurs à Venise. Sujet à la mode qui intéressa plus d'une cinquantaine de compositeurs (Nice et Jean-Christophe Spinosi en présentaient ainsi récemment un pastiche très sportif mettant en scène l’arrivée de la flamme olympique, tandis que Versailles -qui accueillera des épreuves des JO- proposait le mois dernier la version composée par Cimarosa), le livret de Pietro Metastasio offre des ingrédients dramatiques idéaux : amitiés trahies, amours contrariées, tricherie, passions, sacrifice… le tout dans le contexte des Jeux Olympiques de l’Antiquité et déployant toute l’artillerie permettant au compositeur de transformer l’essai auprès d’un public avide d’opéras et de voix athlétiques.
La mise en scène enchaîne et multiplie un marathon de références, au rythme effréné d'un sprint, un foisonnement qui s'inscrit cependant tout à fait dans une actualisation de l’esprit vénitien baroque. Les Dieux de l'Olympe ou les personnages des Métamorphoses d'Ovide, comme de la Bible, de la littérature et de la poésie sont ainsi convoqués (tout comme l'univers visuel d'une grande toile de fond rappelant Venise et l’époque baroque), le tout parsemé de touches humoristiques (masques à l’effigie du vainqueur arborés par les danseurs, Megacle prenant l’apparence d’une sirène lorsqu’il est sauvé par des pêcheurs après sa tentative de suicide, etc.). Cette mise en scène à la dynamique toute vivaldienne se fait ainsi revigorante et tenant en haleine. Quelques moments plus reposants permettent aussi d’apprécier la quintessence du chant (sans autre forme de distraction). Le résultat sait ainsi mélanger les genres (les arts et les disciplines) mais aussi confronter les genres (insistant sur une dualité homme/femme : les uns obsédés par leurs prouesses physiques sombrent dans la folie, les autres se rebellent contre leur domination).
Au rythme de l’ouverture, le rideau s’ouvre sur un gymnase où des athlètes en tenue de lutte s’entraînent. Des matelas de chute et chevaux d’arçon occupent la scène. D’emblée, le sport et la compétition sont présents et resituent l’action avant les Jeux Olympiques. Inspiré par le monde fantasmé laissé par les artistes grecs et réinventé par Pierre de Coubertin à la fin du XIXe siècle, Emmanuel Daumas propose une lecture axée sur le culte du corps et la sophistication du geste. Les poses de l’athlète bodybuildé Megacle sont celles du Discobole de Myron, les lutteurs semblent tout droit sortis d’un bas-relief ou d’un vase de l’Antiquité grecque. Le metteur en scène ajoute également quelques passages de breakdance, nouvelle discipline aux JO et spécialité du contre-ténor de cette production, Jakub Józef Orliński (interviewé sur les colonnes de Classykêo pour l’occasion).
L’esprit se fait totalement différent dans la deuxième partie avec une succession de tableaux parfaitement enchaînés. Dans le décor (scénographie d'Alban Ho Van) en ruine d'un théâtre antique abandonné après les Jeux, l’intrigue vire au cauchemar, avec ses scènes de folie, de suicide, de vengeance, de parricide, de sacrifice (s’inspirant aussi de l’univers cinématographique de Fellini et de son Satyricon) qui heureusement connaissent un dénouement heureux comme il est de coutume à l’opéra baroque.
Les costumes conçus par Marie La Rocca, un brin farfelus, permettent de mieux cerner les personnages : Licida en tenue de lutte ou costume princier, son ami Megacle hyper musclé ne laissant aucun doute sur sa victoire, le despotique et misogyne roi Clistene avec un tablier de boucher maculé de sang ou un costume de noble vénitien (à la Casanova), Argene à l’apparence mi-faune/mi-amazone car elle vit dans la nature, la princesse Aristea et sa volumineuse couronne.
La production est un véritable défi sportif pour les chanteurs, notamment Megacle et Licida, ce qui permet à Jakub Józef Orliński de déployer ses talents de gymnaste (aussi bien sur le plan physique que vocal). Il enchaîne les acrobaties corporelles, restant cependant toujours au service du chant, gérant son souffle avec métier (même en équilibre sur le cheval d’arçon). La voix est ronde, le timbre toujours homogène, le soutien constant aussi bien dans les passages de grande virtuosité que les airs plus méditatifs.
Il transmet son énergie à sa partenaire Marina Viotti, campant le rôle de son ami fidèle et loyal jusque dans la mort, Megacle. Non sans rappeler Hercule, elle assure ce rôle très physique avec intrépidité, n’hésitant pas à mettre au sol son comparse (pourtant loin d'être un gringalet), déclenchant les rires du public. Se transformant en ange gardien pourvu de deux grandes ailes blanches, elle s’envole dans les airs avec autant d’assurance. La voix contrastée se métamorphose selon les affects : puissante, vibrée, liée et articulée, aux aigus éclatants ou au timbre "viril", faisant fuser les vocalises dès son premier air, déployant aussi un timbre velouté, nuancé de graves pour traduire la souffrance voire même détimbré lorsque sauvé de la noyade.
Aristea, l’objet de toutes les convoitises, est interprétée par la mezzo Caterina Piva. Sa voix se fait énergique, brillante lorsqu’elle déplore son destin « barbare » d’être promise sur les ordres de son père au vainqueur des jeux. La tessiture est homogène, la respiration en adéquation avec le texte. Sa voix chaude et nuancée exprime aussi les tourments de l’âme. Accompagnée par l’acrobate Quentin Signori virevoltant sur sa corde, le duo suscite un moment de grande poésie.
Le rôle d’Argene est confié à la contralto Delphine Galou. Délaissée par Licida, chacun de ses airs est accompagné par cinq hommes dansant de façon synchronisée comme pour amplifier l’infidélité de son amant et pour enjoindre à se méfier des « amants enjôleurs » qui ne sont que tromperies (chorégraphie de Raphaëlle Delaunay). La voix est un peu serrée dans les aigus, manque de puissance et de soutien, notamment dans les vocalises. Elle installe cependant un phrasé et une respiration en adéquation avec le texte, dans le soin apporté au sens des mots, le tout rendant la diction impeccable.
Luigi de Donato interprète Clistene, le roi de Sicyone et père d’Aristea. Il déploie une voix puissante, bien projetée de graves et joue sur les couleurs de ses vocalises, aux phonèmes plus ou moins ouverts pour se moquer des femmes qu’il qualifie d’"esclaves". Son jeu et son interprétation varient, apportant la profondeur nécessaire à ce personnage tantôt tyrannique, tantôt libidineux, finalement plus grotesque que royal.
Son confident et conseiller Alcandro est tenu par Christian Senn. Convaincu dans ce rôle, sa voix de baryton à la fois affirmée et modulante se mêle au violoncelle pour un lamento poignant, d’une grande expressivité.
Enfin, le rôle d’Aminta revient à Ana Maria Labin. Un peu prêtresse et prophétesse, elle affiche un art de la vocalise et de l’ornementation, une virtuosité toujours renforcée par une émotion intense, notamment celui de la métaphore du navire en perdition reflétant le trouble du personnage.
L'émotion est d'autant plus vive que ce rôle devait être interprété par Jodie Devos, à qui un hommage aura été rendu au début de la représentation.
Les deux brèves interventions du Chœur de l’Académie Haendel Hendrix sont précises et le chœur final permet le dénouement heureux de l’opéra (c’est le peuple qui décide l’acquittement de Licida).
Jean-Christophe Spinosi, toujours à l’aise dans ses baskets quand il dirige une œuvre de Vivaldi, garde le cap tout au long de la représentation. Il sait réduire la voilure quand il faut afin de s’adapter à toutes les tessitures vocales. La balle est tour à tour dans le camp des différents pupitres de l’Ensemble Matheus pour répondre aux demandes de nuances et contrastes exigés par le capitaine. Le continuo prend le relais dans les récitatifs secs pour affirmer les bases de l’harmonie. Tous, chanteurs, musiciens, danseurs, acrobate auront gardé l’esprit d’équipe : venir avant tout pour participer ensemble et non pour vouloir monter sur le podium à tout prix.
Une équipe de champions que le public ovationne longuement.