Carmen, Résurrection et Passion à Liège
Marta Eguilior présente une version sombre, plongeant dans l’"Espagne Noire", puisant dans les rituels traditionnels de la semaine sainte, avec chariots fleuris et l'exorcisme de danses "endiablées", jusqu’à la préparation du rituel pénitentiaire des empalaos (qui, à travers les siècles, reconstituent le chemin de croix) le tout habillé des costumes de Betitxe Saitua, inspirés de ces tenues traditionnelles où dominent rouge, noir et blanc.
Le public plonge dans cet univers, via l’entremise du jeune brigadier Don José, rejoignant cet univers par amour pour Carmen. La mise en scène s’intéresse particulièrement à la relation qu’il entretient avec sa mère, virant ici au traumatisme. Don José, représenté par un enfant, apparaît avec sa mère également présente ici au plateau (incarnée par la comédienne Viviana Dorsi), vêtue d'une robe blanche et le visage caché par un voile blanc.
Cette mère y tourmente son enfant par des gestes d’amour, de violence maternelle, sous les yeux tétanisés de Don José adulte. Le petit José se cache dans une forêt d’arbres d’épines (référence à la fois à la couronne du Christ et à la fameuse fleur jetée par Carmen), tentant d’éviter sa mère, alors illustrée par une grande marionnette ambulante. Traumatisé par ce passé, la victime devient coupable, détournant sa soif de vengeance, de sa mère vers Carmen.
Un corps de danseurs (chorégraphies Sara Cano) illustre également les sentiments des personnages par de complexes chorégraphies : ils endossent les rôles de matadors, d'Espagnoles en tenues festives traditionnelles ou encore de soldats, créant des tableaux enfiévrés, folkloriques et entraînants.
Le chef d'orchestre Leonardo Sini insuffle son dynamisme à la phalange maison, mais certains passages sont par contraste très ralentis (notamment la Habanera mettant un peu Carmen à la peine). La fosse est cependant un soutien net pour aider le plateau à se recaler lorsque nécessaire.
La mezzo-soprano Julie Robard-Gendre (dans la double-distribution maison qui engage les autres soirs Ginger Costa-Jackson) incarne une Carmen fragile et sensible. Apparaissant sur un imposant chariot de fleurs encadré par les danseurs, elle affirme un chant bien boisé et musclé, particulièrement dans les graves charnus, soutenant une interprétation saisissante.
Élément central de cette version, le ténor Galeano Salas (alternant avec Arturo Chacón-Cruz) campe un Don José au jeu minimaliste mais qui, lors des moments de tension avec Carmen, plonge dans une rage vengeresse indomptable. Son chant coloré et chatoyant s'affirme dans toute sa tessiture. Sa musicalité se nourrit de puissance et de sensibilité, jusqu'à l'aigu particulièrement bien projeté et juste.
La soprano Anne-Catherine Gillet incarne une Micaëla hautement émouvante et pure. Elle traduit le message de la sévère mère par d'autant plus de tendresse, une diction modèle, un timbre poli dans les médiums qui se poursuit vers des aigus pleins et lyriques, avec un vibrato agile.
Aux côtés de ses confrères matadors, le fier Escamillo du baryton Pierre Doyen se montre intrépide par une gestuelle virile, arborant visage et habits ensanglantés. D'un vibrato perçant dans ses aigus, le toréador affirme sa victoire en tenant sa note finale jusqu’à la fin de l'air. En revanche, le reste de sa tessiture mériterait davantage d’accents et de corps pour appuyer le dramatisme du chant.
Le duo formé par Frasquita et Mercédès est gracieusement interprété par la soprano Elena Galitskaya et la mezzo-soprano Valentine Lemercier, dont la complicité grandit au fur et à mesure de l’histoire (notamment dans le duo des cartes où chacune s'amuse à deviner son destin). La première offre un phrasé aérien et bien projeté, soutenu par la belle rondeur et volupté de la seconde.
Le baryton Ivan Thirion en Dancaïre et le ténor Pierre Derhet en Remendado forment également un duo de choc, exclamant clairement leurs propos et apportant de la fraîcheur à l’intrigue. Le premier a un riche et dynamique soutien dans ses harmonies graves, se complétant avec la voix élancée et robuste du second.
Le baryton Patrick Bolleire offre des interventions efficaces et charismatiques en Zuniga. Sa voix s’affranchit par un chant généreux aux accents théâtraux. Moralès, incarné par Marc Tissons, emploie un jeu strict et sans émotions apparentes. D'un timbre large, sa voix paraît cependant un peu étouffée, manquant d'ampleur pour déployer sa musicalité.
Formant un chœur massif et créant des tableaux variés, le Chœur et la Maîtrise de l’Opéra de Liège participent énergiquement à l’intrigue. Les voix masculines gagnent en souplesse tandis que les femmes embellissent leurs interventions de nuances appliquées.
Un élan commun unit les choristes dans la dynamique scénique et musicale de phrases sonores : à l'image de l'ensemble des musiciens et de cette production que le public applaudit en chaleureux remerciements.