Turandot à La Monnaie, la femme qui n’aimait pas les hommes
La dernière représentation de Turandot à La Monnaie date de 1979, aussi l’attention du public est-elle à son comble et les spectateurs semblent même impatients de découvrir la mise en scène radicale de Christophe Coppens, conforme à la signature de la maison. Transposée dans un univers imaginé par l’artiste multidisciplinaire, cette mise en scène s’impose comme une lecture radicale en complétude de l'interprétation musicale d'Ouri Bronchti (celui qui devait diriger quatre des représentations de la série remplace intégralement Kazushi Ono, contraint de se retirer pour raisons de santé lors de la deuxième semaine de répétitions).
« Un monde où l’éthique passe au second plan, car chaque forme de dégradation manifeste des normes peut à tout moment être compensée par de l’argent. Dans ces cercles des 1% de super-riches règne un égocentrisme impitoyable : tout sens moral doit céder devant les ambitions personnelles. » – Christophe Coppens
Loin des dorures et ornementations typiques de la cité impériale, c'est avec radicalité que s'ouvre la scène. La lecture de Christophe Coppens, des plus contemporaines, est centrée autour de la Femme et d’une Haute Société Snob. Après avoir présenté une Norma révolutionnaire aux allures de casseuses et meneuses de front il y a deux saisons, sa Turandot évolue dans un monde d'ultra-luxe asphyxiant.
Triade et larmes de misandrie
Drame social mené en matriarcat par des femmes puissantes (l’empereur est même une femme), l'homme peine ici à trouver sa place. Surplombant Hong Kong du haut de la plus haute tour de la City, le « sky mansion » de Turandot ne touche ni le sol ni le réel, avec la corruption érigée en règle de pouvoir.
Les œuvres d'art branchées et arty sont mêlées aux antiquités chinoises tandis que les costumes exclusifs constituent le langage de la classe supérieure à laquelle Turandot appartient. Clins d’œil distillés par le metteur en scène, les œuvres d’art sont une référence à la femme et ses attributs (fontaine, vase de virginité, et même un homme nu sortant ensanglanté du mur qui est comme une version sculptée de L’Origine du Monde). Turandot triomphe dans ce monde de formes, l’existence comme parade.
Partagées entre les styles grandioses d’une réception chez les Kennedy (avec des inspirations hollywoodiennes), les lignes géométriques des robes rappellent le temps de gloire de Cristóbal Balenciaga et de ses gazar de soie, tandis que la génération de la Princesse Turandot rappelle les temps plus contemporains du Balenciaga sous l’autorité de Demna Gvasalia (beaucoup plus rock, façon Kurt Cobain). Inspirée par les figures de Courtney Love, Beth Ditto du groupe de rock Gossip, de l’égérie aux allures de prêtresse Michèle Lamy, Turandot incarne l’histoire de la femme contemporaine, extrême et radicale. Partagée entre le désir de liberté et la nécessité de se marier. Turandot déteste tous les hommes.
Cossue et luxuriante, la mise en scène enferme la rage de la princesse à la façon d’un corset bien serré, souffle court. Monde nocturne permanent, les lumières sont factices et l’air irrespirable. Au cœur des tensions mère-fille, Turandot suffoque. La rage est dirigée vers les hommes qui la charment et tentent d’obtenir sa main, jusqu’à l’apparition d’un adversaire de taille, Calaf. Amour véritable ou obsession possessive, un jeu de pouvoir se met alors en place entre la princesse et le fils du roi déchu de Tartarie.
Plus moderne et plus radicale, la mise en scène présente des atouts majeurs. La femme étant au centre de l’opus, c’est pourtant avec regret que la mise en scène efface la personnalité de Turandot pour une lecture plus intellectuelle du rôle, moins émotionnelle.
Le contraste est d’autant plus saisissant entre les caractères travaillés par cette mise en scène, et la musique de Puccini qui reste superbe, tenue en élévation depuis la fosse. Lieu particulier de représentation pour Turandot, Bruxelles fut la dernière demeure du compositeur, décédé lors d’un traitement du cancer il y a exactement 100 ans. Empreinte d’une musicalité au style “exotique” tel que considéré par le compositeur et son public à l’époque, la partition présente un romantisme redoutable. Fidèle à l’amplitude requise, l’Orchestre Symphonique de la Monnaie porte les notes avec une grande finesse. Fort d’une complicité avec les musiciens et les chanteurs qu’il accompagne depuis longtemps, Ouri Bronchti mène la baguette à l’émotionnel. La musique perce jusqu’au bout des phrasés, conforme à la version complétée par Franco Alfano.
En complément de l’Orchestre, les Chœurs et Académie Chorale, les Chœurs d'Enfants et de Jeunes de La Monnaie s'imposent. Peuplant la scène avec leur tenue d’élégance, la cour de Turandot tient les voix avec une belle profondeur, “peuplant” magistralement l’auditoire en étant situées sur scène ou dissimulées en fond de décor. Mur de son déployé, l’autorité vocale perce, tempérée par les voix du chœur d’enfants et de jeunes de La Monnaie.
La première distribution est marquée par une grande expressivité et par une véhémence vocale. Figure de complexité absolue, la jeune princesse Turandot est interprétée par la soprano Ewa Vesin qui mise sur l’autorité et la puissance. Absente au premier acte, la découverte de l’héroïne au deuxième s’impose, décoiffante. Tenue au-devant de la scène, la chanteuse déploie sa voix vibrante et piquée, assassine. Les ondes vocales résonnent et percutent, autoritaires et radicales. Plus effacée au dernier acte, le dénouement émotionnel de la mise en scène n’offre pas à la soliste un départ larmoyant. Turandot quitte le plateau comme une paria, déchue et rejetée, pour rejoindre le banc des accusés.
Sa mère ici, l’Imperatore Altoum aux allures de cheffe de triade durant les années 1980 est interprétée par la puissante mezzo-soprano Ning Liang. Droite, directe et puissante, la voix est modelée avec une profondeur et un grave austère. Sans chi-chi, elle s’installe dans l’autorité de l’empereur, dans son attitude avec prestance tout en figurant une personnalité apathique et anesthésiée par le pouvoir.
Michele Pertusi incarne un Timur puissant et profond. La voix de basse déployée et sombre, l’austérité du roi déchu de Tartarie condamné à l’exil impose le respect et l’autorité. Tenu de souffle et de vibration, l’empathie du public entoure ce noble caractère.
Stefano La Colla déploie ses charmes et son habileté au service du rôle du Principe Ignoto (Calaf). Le ténor italien se positionne en retrait, laissant la haine des femmes prendre la place sur scène. Moins puissant, moins théâtral, Calaf apparaît humain et mesuré. Tenant les aigus et les lignes droites, certaines poussées présentent leur limite, mais paraissent fidèles à la situation du jeune prétendant. Partagé entre son amour et sa dévotion, tiraillé entre son émoi pour Turandot et Liù, son naturel détonne dans cette distribution maximaliste.
La fidèle suivante et servante de Turandot, Liù est figurée par la soprano russe Venera Gimadieva qui conquiert le public. La voix aérienne et éthérée de la chanteuse lui assure une prise de rôle résolument émotionnelle, les arias étant délivrées avec précision et application, modèles. Elle apporte ainsi la noblesse romantique nécessaire à l’opus, avec la complexité de ce personnage.
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Figurant les trois maîtres et conseillers de la cour (Ping, Pang et Pong), le trio de voix masculines s’impose avec théâtralité. Leon Košavić (baryton) tient le rôle de Ping (grand chancelier de Chine) et d'un mandarin avec une grande précision. La prosodie impeccable du chanteur s’accompagne du dynamisme de son acolyte de scène, Alexander Marev qui tient le double rôle de Prince de Perse et Pang (grand maître des provisions). Le ténor tient les lignes plus claires avec finesse et une apparente facilité. Son collègue ténor Valentin Thill figure le troisième conseiller, Pong (grand maître de la cuisine impériale) avec une voix plus ample, large et profonde.
Turandot finit ici arrêtée par la police et une équipe de criminologie retrace la dernière décollation réalisée contre son prétendant… Le public qui exprime des cris de surprises durant les événements marquants de cette mise en scène, offre au final un accueil chaleureux, notamment pour Liù et pour la Turandot. Mais des échanges et commentaires, surpris voire déçus par un aspect “clinique” vont bon train dans le foyer et après le spectacle.
La Monnaie peut ainsi et toujours se targuer de proposer une vision renouvelée d’un classique. Affaire à suivre avec la deuxième distribution dont nous rendrons également compte.