Turandot, deuxième cast(e) à La Monnaie
Transposée en un huis-clos luxuriant et anxiogène par le directeur artistique Coppens, Turandot plonge les spectateurs dans un drame social, les jeux de pouvoir régnant en maître. Présenté par un deuxième casting de choix, la partition s’élève sous la baguette d’Ouri Bronchti en remplacement de Kazushi Ono.
« Imaginez un peu : vous êtes une jeune fille élevée parmi des femmes qui – probablement pour de bonnes raisons – nourrissent de la rancune contre les hommes. Vous avez reçu une éducation dans l’isolement le plus total, protégée du monde extérieur maléfique, alors que le véritable danger résidait entre les quatre murs de votre foyer toxique. » – Christophe Coppens.
Christophe Coppens nous présente une version de Turandot qui bouscule les attentes traditionnelles. À défaut d’une cité impériale ou interdite, la scène s’ouvre sur une salle de fête à mi-chemin d’un boudoir cossu et de la salle de réception d’un Tony Montana des triades. Moderne, radical et luxueux, le décor de Coppens offre une lecture actuelle partagée entre le design Couture et le vulgaire signe extérieur de richesse.
Turandot se déroule dans un environnement d'ultra-luxe étouffant. Dans ce monde dominé par des femmes, les hommes sont marginalisés ou détestés, et les tensions mère-fille règnent. Exit la personnalité puissante de l’empereur, il est ici remplacé par son épouse en cheffe matriarche, cachée derrière des lunettes rouges, l’air sévère. L'arrivée de l’audacieux prétendant Calaf perturbe le quotidien de la jeune princesse coupeuse de têtes, faisant basculer l'intrigue dans une exploration de l'amour et de l’obsession, transformant la quête de pouvoir en un affrontement passionné. Plantée au sommet de Hong Kong, l’intrigue évolue au sein d’un Skyscraper côtoyant les nuages et la pollution, isolé de la réalité quotidienne. La mise en scène opulente emprisonne Turandot dans une réalité étouffante, partagée entre décadence et misandrie.
Partagée en trois corps sociaux, la scène est occupée d’abord par les ultra-riches, habillés en tenues de gala opulentes (pensées par Christophe Coppens, très inspiré par Hollywood des 60’s), avec un amour bien particulier de la couture. Deuxième groupe aux allures de casseurs révolutionnaires, Turandot et sa troupe d’amis semblent pris dans une fête incessante, avec la musique techno-rock sur haut-parleurs hors de scène. Au service de tout ce monde s’agite alors le balais des domestiques à la manière du film The Happiest Millionaire (Norman Tokar, 1967), plumeau à la main, occupant l’espace avec frénésie.
En réponse au mouvement et à l’occupation de la scène, la musique de Puccini est portée énergiquement en fosse par l’Orchestre Symphonique de la Monnaie sous la direction de l’assistant maison, Ouri Bronchti. Espace d’évasion et d’expression, la partition oscille entre romantisme et musique exotique traditionnelle avec finesse. En réponse à la finesse de la fosse, les Chœurs et Académie Chorale, les Chœurs d'Enfants et de Jeunes de La Monnaie, dirigés par Benoît Giaux marquent leur interprétation par une retenue très appréciée. Loin du mur de puissance, le rendu des voix est généreux et pourtant molletonné, piquant et précis.
Pour ce deuxième casting, la distribution vocale est renouvelée autour du triangle amoureux de Turandot, Calaf et Liù.
La jeune princesse Turandot est interprétée par la soprano Svetlana Aksenova qui offre au rôle une profondeur plus humaine. Quelques jours avant, Ewa Vesin tenait son rôle de puissance, offrant des arias vibrantes et radicales, Svetlana Aksenova rend à la Turandot une forme de fragilité, tenue sous la coupe maternelle. Sensible, ondulante et plus riche de voix (moins acidulée, moins piquée, plus ronde), Turandot se révèle au dernier acte.
La mezzo-soprano Ning Liang incarne avec fidélité le rôle d’Altoum déjà Impératrice dans le premier casting. Sa voix mûre, imposante, à la fois austère et puissante, dégage une froideur remarquée. L’Impératrice, dont le timbre profond et autoritaire évoque celui d’un empereur, impose son autorité avec des graves riches, boisés, et vibrants, soulignant ainsi son statut de matriarche respectée et redoutée.
Michele Pertusi continue de donner vie à Timur avec intensité et profondeur. Sa voix de basse, ample et ténébreuse, renforce l'austérité de ce roi déchu de Tartarie, condamné à l'exil. Son interprétation impose respect et autorité. Incarnant la sensibilité et l'humanité, le personnage de Timur se révèle également touchant et empathique, surtout dans son rôle de père dévoué à son fils.
Amadi Lagha, au service du rôle du Principe Ignoto (Calaf) tient sa voix de belcantiste très italien avec une puissance radicale qui dénote avec la distribution générale. Si La Monnaie cherche généralement des voix à caractère humain et une profondeur psychologique, le souffle du ténor semble ici plus court, de par volonté de s’imposer au cœur de la distribution. La voix lyrique s’éloigne de l’émotionnel, les arias en duo sonnent plus récitatifs.
La fidèle suiveuse et servante de Turandot, Liù est figurée par la soprano Ruth Iniesta. Personnage le plus noble de l’opus, la douce servante qui se sacrifie par peur de la torture témoigne de la violence sociale de cet opéra. Portée par une voix vibrante, déployée et très généreuse, le rôle de celle qui ne possède rien et est au service de tous témoigne d’une prestance royale. Les aigus sonnent limpides, aqueux et ruisselants.
Le trio masculin représentant les maîtres et conseillers de la cour (Ping, Pang et Pong) se distingue par une remarquable théâtralité, dans le registre véritable de show runner à l’ancienne. Leon Košavić, baryton, fait ses débuts à La Monnaie dans le rôle de Ping, grand chancelier de Chine, offrant aussi une interprétation nuancée et polyvalente du mandarin. Sa diction impeccable est renforcée par le dynamisme de son partenaire de scène, Alexander Marev, qui incarne le Prince de Perse et Pang, grand maître des provisions, avec élégance et une apparente aisance, apportant une clarté notable à ses lignes. Valentin Thill, également ténor, complète ce trio en interprétant Pong, grand maître de la cuisine impériale, avec une voix riche, ample et profonde.
Très bien accueilli par le public, la Turandot de Coppens se mêle au cinéma des années 60, aux dramas coréens actuel, à l’ambiance cinéma de Scarface par Brian de Palma. La dernière production de l’année clôture ainsi avec panache le thème général de la saison, There will be Fate.