La Force du destin à Montpellier : dramatique et onirique
Comme les trois coups au théâtre, les trois accords de cuivres débutant l’ouverture de La Force du destin lancent avec solennité la saison montpelliéraine. Le public est immédiatement plongé dans le rythme effréné des péripéties à venir par la vigueur des motifs allegro agitato e presto. Un ciel sombre, voilé de nuages, projeté sur écran annonce déjà la noirceur du destin qui frappera les protagonistes. L’ambiance nocturne et brumeuse qu’il dessine contribue aussi à immerger le public dans la lecture du drame que propose Yannis Kokkos dans le livret de salle. Il imagine effectivement la pièce comportant de nombreuses ellipses, située dans des lieux variés et empreinte d’une forte symbolique (sur la religion, la mort et la guerre en particulier) comme une rêverie des personnages, tantôt fantasmatique tantôt cauchemardesque.
Yannis Kokkos exécute cette proposition avec élégance, évitant l’écueil trop fréquent de la surexplicitation et conservant le livret comme ligne directrice. Les aspects oniriques se matérialisent au travers des projections sur l’écran en fond de scène (un enchaînement de portes au fil d’un couloir distordu lors du premier acte, une croix géante pour les scènes au monastère, un ciel nuageux…) mais aussi les éléments de décors en 2D, peints dans des tons de gris plus ou moins homogènes qui viennent transformer l’espace misant sur le symbolisme beaucoup plus que sur le réalisme (des bâtiments détruits aux abords du champ de bataille, les montagnes, une église tombée sur le flanc au quatrième acte rappelant l’échec de l’institution religieuse à protéger les protagonistes de leur destin par exemple). L’ensemble, souvent très sombre demeure épuré ce qui permet au spectateur de se focaliser sur le drame. Le mobilier et les accessoires sont choisis avec autant de pertinence que de parcimonie.
La partition de La Force du destin se situe parmi les plus dynamiques et les plus "emballantes" de Verdi, conférant une trame continue à une action qui ne l’est pas et dessinant l’enchaînement des péripéties avec une redoutable efficacité. La mise en scène de Yannis Kokkos s’inscrit tout à fait dans cette optique. Les transformations du plateau se font en quelques instants et sans mouvement parasite. Les déplacements sont fluides et cohérents avec le drame, renforçant la portée des actions clefs et mettant le plus possible en valeur le(s) protagoniste(s) au cœur de la scène, y compris quand il s’agit de personnages secondaires (Trabuco vendant sa pacotille par exemple).
Les costumes (dessinés aussi par Yannis Kokkos en collaboration avec Paola Mariani) sont globalement seyants et bien coupés. Ils ne fixent pas une époque donnée et renforcent ainsi le caractère intemporel du propos. Les éclairages de Giuseppe di Iorio sont souvent plutôt blancs et froids à l’exception de quelques scènes plus solaires (l’auberge du deuxième acte et la tarentelle au camp militaire de l’acte III, ici chorégraphiée sous les traits d’une danse macabre inspirée au moins pour les masques et les costumes des travaux du peintre James Ensor).
Associés à l’obscurité du décor et à la formation fréquente de contrejours liés à la luminescence de l’écran en fond de scène, ils s’avèrent parfois fatigants pour les yeux et créent des ombres qui rendent difficile la lecture des visages. Cela est particulièrement le cas au premier acte mais tend à s’ajuster au fil de la pièce.
Si quelques réserves ont pu être émises lors de la précédente prestation de Roderick Cox à la tête de l’Orchestre de Montpellier (dont il assume la fonction de directeur musical) à l’occasion de La Bohème en fin de saison dernière, l’orchestre est ici immersif dès les premiers motifs de l’ouverture. Il allie subtilement l’intensité à la fluidité et trouve le juste équilibre entre les passages vifs caractérisant l’emballement du drame et les déchirants solos mélancoliques de bois ou de cordes. Seule la structure des motifs perd un peu de sa lisibilité dans les accélérations. Le plateau et la fosse sont impeccablement calqués en termes de rythmes. Le volume de l’orchestre s’adapte aux difficultés des chanteurs (quitte à parfois un peu trop s’effacer). Il demeure ainsi somme toute plutôt modéré jusqu’au dernier acte où il déploie toute sa puissance.
Le Chœur de l'Opéra national Montpellier Occitanie est renforcé de celui de l’Opéra de Toulon qui accueillera à son tour la production avec une distribution très proche dans moins d’un mois (hors les murs en raison des travaux). Ils sont respectivement préparés par Noëlle Gény et Christophe Bernollin. Ils s’avèrent bien coordonnés et contribuent largement à la force de certains passages en bonne synergie avec l’orchestre qui n’hésite pas à redoubler d’intensité pour les accompagner. Les transitions entre les différents pupitres sont fluides. Les envolées des solistes sont justes et aériennes. Le répertoire religieux est particulièrement maîtrisé et rend à la preghiera de l’acte 2 toute sa dimension.
La soprano Yunuet Laguna incarne Leonora (dont elle avait déjà chanté un air entre les mêmes murs, à l’occasion d’un gala en début de saison dernière). Quelque peu souffrante pendant les répétitions, le volume ne permet pas de puissants éclats dans les poussées même si elle demeure toujours bien audible. Les lignes de chant n’en sont pas moins soignées et précises avec un beau legato et un souffle maîtrisé qui ne laisse paraître aucune respiration. Le timbre offre une belle continuité où la chaleur des graves se lie à la rondeur intense des aigus. L’ornementation est pertinente et renforce l’expressivité du chant sans l’alourdir.
Don Alvaro prend les traits d’Amadi Lagha. Le chant est pertinemment structuré, rythmé tout en prenant le temps d’étendre quelques notes dans les passages les plus lyriques. La qualité des aigus est réitérée. Il maîtrise le style du ténor italien tant dans la voix que dans le geste et se montre ainsi très démonstratif sans verser dans l’excès. Au premier acte, la douleur est ainsi aussi palpable que la détermination.
Don Carlo di Vargas (le frère de Leonora) est chanté par le baryton Stefano Meo. Le phrasé est pertinent et souligne l’importance de ses propos. La voix s’adapte au registre et exprime aussi bien la rondeur gaie et avenante de "Pereda" que la haine froide dans son monologue à l’encontre d’Alvaro.
La voix de Jacques-Greg Belobo n’a aujourd’hui pas l’autorité et la puissance suffisante pour imposer pleinement le caractère du marquis de Calatrava (père de Leonora). Il demeure en retrait du reste de la distribution et même de l’orchestre, malgré l’adaptation de ce dernier.
La mezzo-soprano Éléonore Pancrazi brille par son implication scénique en Preziosilla. La dynamique du jeu souligne le caractère pétillant du personnage. Elle exécute les vocalises de ses parties avec habileté. Il lui manque cependant ce soir quelques moyens vocaux pour entraîner pleinement avec elle le chœur et l’orchestre dans la ferveur du « rantanplan » qui clôt le troisième acte.
Leon Kim offre un frère Melitone savoureux qui ne manque pas de faire sourire le public à plusieurs reprises. La voix porte et passe aussi efficacement les chœurs que l’orchestre. Vazgen Gazaryan prête son timbre de basse au père Guardiano. La voix est forte et stable et l’expression mêle la fermeté à l’empathie, ce qui convient au mieux pour les traits paternels du personnage.
Le ténor Yoann Le Lan parvient à donner une véritable dimension au pourtant modeste rôle de Trabuco. Il est aussi présent scéniquement que vocalement. Le timbre est sûr tout en révélant des aigus flûtés et agiles. Séraphine Cotrez est dans la peau de Curra (servante de Leonora). Elle tient le rôle avec assurance et sobriété. La qualité de sa diction contribue à structurer son chant. Le chirurgien de Ryu Yonghyun est bien audible mais son timbre est encombré. Laurent Sérou est un alcade précis dans le placement de la voix même s’il n’atteint pas la présence de ses interlocuteurs dans les dialogues.
Hyoungsub Kim, Alejandro Fonte et Xin Wang interviennent individuellement dans la scène avec Trabuco parmi les soldats au troisième acte. Marie Sénié en « une femme » fait mouche dans l’humour de sa courte interaction avec Melitone.
L’Opéra de Montpellier et ses ressources tant musicales que scéniques emportent donc avec forces les personnages du drame de Verdi et Piave vers leur destin effréné, au rythme d’une vision onirique traduisant la discontinuité des actions. Le public applaudit franchement l’ensemble des artistes et se lève même en partie lors des saluts.