Dans la peau de Farinelli avec Bartoli et Malkovich à Versailles
Their Master’s Voice (La Voix de leur Maître) est un hommage au légendaire castrat Farinelli, le titre étant une allusion à la relation qu’il entretenait avec son maître Nicola Porpora, non seulement l’un des principaux compositeurs de l’époque baroque mais aussi reconnu comme un grand pédagogue. Tous deux passionnés par cette époque, par le castrato, par le trouble suscité par l’ambiguïté des genres (vocaux), Cecilia Bartoli et John Malkovich ont commandé un texte (en anglais) au metteur en scène Michael Sturminger, choix qui apparaît comme une évidence, car celui-ci est aussi l’auteur d’une pièce similaire intitulée The Giacomo Variations autour de la vie de Casanova et Lorenzo Da Ponte, dans laquelle John Malkovich (qui s'y connaît en Liaisons Dangereuses) jouait le rôle du légendaire séducteur.
Au rythme de l’ouverture de Rinaldo (Haendel), le rideau s’ouvre sur le plateau où se déroulent les premières répétitions d’un nouveau spectacle, conçu par Jeffrey Himmelhoch (interprété par John Malkovich), un contre-ténor à la retraite adulé dans les années 1980-90. Les répétitions sont houleuses car Himmelhoch est en désaccord constant avec la jeune metteuse en scène Rosie Blackwell (interprétée par Emily Cox). Grognon, capricieux, il se plaint des conditions de travail qui se sont dégradées, et des ravages de la cancel culture. Elle, un tantinet féministe, est davantage intéressée par la création d’un spectacle autour des notions d’actualité comme l’identité de genre.
Rendre hommage à Farinelli, tel est le souhait de Jeffrey Himmelhoch après la découverte dans une librairie madrilène des mémoires inédites de Farinelli. Il décide de redonner vie à ces mémoires à travers la pratique baroque du pasticcio : un opéra composé d’airs de différents compositeurs, extraits d’œuvres existantes (des airs choisis en l'occurrence pour illustrer les différentes périodes de la vie du castrat), alliés donc ici à des textes joués amplifiés. Pour cela, il embauche le chanteur Lukas Dahlberg (interprété par Philipp Mathmann) afin d’interpréter le jeune Farinelli. En quête d’une « vraie » chanteuse capable de chanter « aussi bien très aigu que grave » les airs plus difficiles composés pour le castrato plus mature, il désespère de la trouver. Par miracle apparaît Maddalena Cigno (sous les traits de Cecilia Bartoli), la femme de ménage du lieu à la voix remarquable (clin d’œil à Anna Netrebko qui fut femme de ménage au Théâtre Mariinsky afin d’y chanter et ailleurs en vedette). La production est sauvée et Himmelhoch est au Paradis (cela tombe bien : son nom signifie littéralement "Ciel Haut" ou les Cieux en allemand) !
Les décors et costumes (Renate Martin et Andreas Donhauser), lumières (Benoît Vigan), supports vidéo (Andreas Donhauser et Paul Sturminger) sont raffinés, en accord avec les lieux baroques fréquentés par Farinelli. La notion d’identité liée à l’apparence est estompée lorsque les trois protagonistes revêtent la même robe aux teintes elles-mêmes diluées, Himmelhoch se glissant alors dans la peau de Farinelli.
Bien que le spectacle soit sous-titré « duel de genres », difficile ainsi de savoir de quel(s) genre(s) il s’agit : duel stylistique entre opéra et théâtre, duel identitaire, duel vocal autour de la voix perdue du castrato (approchée différemment par un sopraniste masculin ou par une soprano féminine)... Un peu de tout cela finalement. Quoiqu’il en soit, le spectacle est essentiellement un show autour de Cecilia Bartoli, d’autant que le texte confié à John Malkovich est très didactique (ce malgré quelques effets comiques comme celui d’apparaître conduisant un char jupitérien, un néon à la main en guise d’éclair, ou encore dans son allure de grincheux faisant sourire).
La cantatrice incarne tour à tour le compositeur et mentor Porpora, la mère de Farinelli, et Farinelli lui-même. Le choix des airs privilégie davantage l’affect et l’effusion nuancée, plutôt que la pure virtuosité. Dans l’air Gelido in ogni vena (“Gelé dans chaque veine”, extrait du Farnace de Vivaldi) qu’elle interprète lors de son audition, elle explore toutes les nuances et les inflexions des graves ombrageux aux aigus douloureux pour atteindre un état de grâce finement exprimé par des pianissimi d’une grande délicatesse. En maître de chant, elle donne une prodigieuse leçon au jeune Farinelli sur le Destero dall’empia (“J’armerai contre les traîtres”, Amadigi di Gaula de Haendel), accompagnée par le hautbois et la trompette se livrant une joyeuse “bataille”. Elle suggère la fascination amoureuse qu’exerçaient les castrats grâce à son timbre voluptueux, des sons filés, murmurés, frémissants, offrant d’innombrables instants suspendus, fusionnant avec la ligne aérienne de la flûte. À plusieurs reprises, elle mêle sa voix avec celle de Philipp Mathmann, avec quelques incertitudes pour ce dernier, notamment au niveau des medium à peine perceptibles, mais surtout un manque de soutien ne permettant pas toujours de phraser la ligne mélodique sur toute sa longueur (il perd alors son accroche et sa justesse). Les aigus sont cependant puissants et développés. Le timbre cristallin et l’expressivité du chanteur pallient ces petites défaillances lui permettant d’incarner la fragilité d'un jeune Farinelli.
Cecilia Bartoli peut compter sur les Musiciens du Prince, dirigés avec dextérité par Gianluca Capuano. Leurs instruments anciens apportent nuances et couleurs aussi bien dans les passages puissants lorsqu’ils évoquent la nature se déchaînant à grand renfort de timbales et machine à tonnerre ou dans des détails figuratifs (par exemple, celui du sang coulant comme de la glace dans les veines de Farnace suggéré par des violons grinçants, détimbrés, jouant près du chevalet). La performance de l’orchestre est aussi marquée par des interventions de qualité de la part de plusieurs solistes assurant les parties obligées des différents airs. Cecilia Bartoli peut aussi s’appuyer sur l’engagement et la complicité du Chœur de l'Opéra de Monte-Carlo préparé par Stefano Visconti largement mis à contribution.
Après un dernier air (“Lascia la spina”) chanté devant une rose rouge géante pour seul décor, Cecilia Bartoli invite John Malkovich à la rejoindre pour un duo d’amour, pour le seul plaisir de la musique : « Pur ti miro » du Couronnement de Poppée de Monteverdi, Malkovich chantant la partie inférieure avec son inimitable voix fêlée rendue célèbre dans de nombreux rôles au cinéma.
Après avoir été longuement ovationnés par le public de l'Opéra Royal, les artistes offrent en bis « Endless pleasure, Endless love » de Haendel.