Cosi fan tutte à Garnier : Entrez dans la danse
Le principe est simple : chacun des six personnages est doublé par un danseur ou une danseuse, mi-ombre, mi-jumeau, qui traduit, en une gestuelle saccadée et graphique, dans ces balancements et ses projections au sol si caractéristiques de la chorégraphe belge, les sentiments et le parcours intérieur des six protagonistes, la gémellité de chacun des “doublons” étant soulignée par le parallélisme des costumes, modernes et sobres, mais sans éclat particulier, d’An D’Huys.
Le résultat sur le plan purement chorégraphique est probant, les six membres de la Compagnie Rosas réalisant chacun indéniablement une prouesse technique, vu la longueur de l’œuvre et leur endurance individuelle, ainsi que leur sens esthétique et leur expressivité corporelle. Les chanteurs aussi joignent le geste à la parole, esquissant plutôt des ébauches de mouvements afin de préserver leur concentration physique, mais dessinant avec leurs six acolytes en miroir des lignes symétriques ou arrondies, générant des courbes ou des envols entre deux airs ou deux ensembles.
Si le rendu global crée un Cosi résolument contemporain, fondu dans un décor unique, blanc immaculé, conçu par Jan Versweyveld, dont l’éclat est accentué par ses lumières directes et très crues qui figent l’opera buffa de Mozart en une sorte de glaciation clinique, il est moins certain que la lisibilité de l’œuvre et le cheminement psychologique des personnages y gagnent en clarté.
Le mouvement perpétuel sur le plateau, imposé par les courses répétitives des chanteurs et des danseurs, à la limite de l’étourdissement dans les grands finales de chacun des deux actes, nuit à une certaine légèreté propice à l’œuvre qui est déjà chargée émotionnellement et musicalement.
Orchestralement parlant, Pablo Heras-Casado entraîne la phalange de la maison dans une course effrénée également, ce qui donne une vitalité et un rythme incontestables à l’enchainement des numéros, et à la dimension loufoque et effervescente du livret (puisque les deux couples vont changer deux fois de partenaires en une seule journée). Le chef espagnol a cependant tendance à confondre parfois urgence jubilatoire et précipitation, notamment dans l’ouverture, pendant laquelle son tempo ultra-véloce et sans concession dissout irrémédiablement chaque trait de bois, pourtant si mélodieux et malicieux quand ils sont joués plus souplement.
Efficacement préparé par Alessandro Di Stefano, le Chœur effectue avec engagement et précision ses courtes interventions.
Paulo Szot est un Don Alfonso solide et robuste, à la projection franche et assurée, jouant tous les registres du philosophe roublard et tendre, de son baryton puissant mais subtilement dosé pour ne pas dépasser dans les ensembles (notamment dans le trio frémissant du premier acte), attaquant ses aigus rondement et déliant son médium avec une rondeur chaleureuse, osant des pianissimi bien accrochés.
Hera Hyesang Park (qui recevra une ovation finale marquée) joue finement sa Despina en soubrette effrontée mais attachante, de son timbre concentré et percutant, jonglant entre les registres de manière toujours homogène, et osant des cadences virtuoses et suraiguës très nettement projetées avec une facilité moqueuse mais bienvenue.
Gordon Bintner est certes un Guglielmo viril, à la justesse irréprochable et la masculinité presque caricaturale. Mais si la projection et l’amplitude ne lui font jamais défaut, certaines voyelles restent légèrement engorgées, et surtout il ne laisse jamais son souffle se libérer totalement, figeant les sons sans le moindre vibrato, ce qui donne beaucoup de stabilité aux ensembles mais produit une ligne droite et rêche, loin des couleurs plus douces et amoureuses attendues.
De douceur et d'épanchement, Josh Lovell n’en est nullement avare, ni de l’un ni de l’autre : pour ses débuts à l’Opéra national de Paris, le ténor canadien déploie une ligne séduisante et malléable, agrémentée d’un timbre frais et ensoleillé qui donne à son Ferrando de ravissants accents romantiques, sa technique et sa tenue de souffle lui permettant d’oser des fins de phrases spectaculairement longues et une conduite souveraine.
Angela Brower maîtrise sa Dorabella sur le bout des lèvres, offrant, dans un métal soyeux et des graves sonores et puissants, un portrait d’amante tout d’abord ingénue et naïve, puis s’affirmant dans son envie d’aimer librement avec un timbre de plus en plus ample et un focus net et précis. Elle délivre même des aigus aériens et vaillants dans "È amore un ladroncello".
Enfin, Vannina Santoni incarne une Fiordiligi touchante, dans sa fragilité palpable, avec un haut médium argenté et efficace servi par un timbre délicatement fruité, couronnant le tout d’une tierce aiguë flexible et bien conduite. Dommage que les graves du rôle restent quasi-inaudibles, la privant d’offrir cette noirceur voulue qui complexifie le personnage.
Au rideau, la production est applaudie chaleureusement, en particulier les six solistes lyriques, le reste du cast étant salué poliment et sans exubérance.