Tosca à l’Opéra de Rennes : la tragédie à l’italienne
L’engouement autour de cette Tosca est palpable. Un important dispositif audiovisuel est déjà positionné dans des loges lorsque le public s’installe. En partenariat avec l’Opéra de Nantes et celui d’Angers, l’Opéra de Rennes se prépare à une diffusion gratuite de l’œuvre de Puccini, en direct ce 8 juin, sur la grande place de la mairie (et à travers le Grand Ouest). Des captations seront également faites pour des télévisions locales ainsi que pour France Musique.
Malgré cela, l'appréhension qui pourrait se comprendre du côté des musiciens ne se fera jamais sentir. Clelia Cafiero conduit l’orchestre sans lourdeur, et plonge d’emblée dans le récit grâce à une série de figuralismes que ses gestes très expressifs sculptent dans l’air où le son semble prendre forme (notamment le saisissant air de Cavaradossi, « E lucevan le stelle », où elle semble dessiner des volutes de brumes que les cordes reproduisent et figurent fidèlement). Cette dimension narrative est d’ailleurs particulièrement bien assurée par ces dernières et, plus particulièrement encore, les violoncelles qui, se distinguant par leur jeu parfois très à la corde, mettent en lumière tous les moments de lyrisme que Puccini destine à cet instrument.
Cette justesse de l’effet dramatique est également due à une distribution cohérente. La voix sombre, profonde et bien contrôlée de Jean-Vincent Blot sied bien à un Cesare Angelotti épuisé et à bout de souffle. Le baryton Marc Scoffoni a une voix claire et brillante qu’il sait mettre au service de son extravagant Sacristain. La mesquinerie de Spoletta se laisse entendre, quant à elle, dans la voix haute et vibrante de Marc Larcher. Le baryton Pierrick Boisseau est aussi juste dans son incarnation de Sciarrone : souvent en fond de scène, il projette avec mesure une voix profonde et très intelligible.
Les trois rôles principaux sont également assurés par des interprètes dont les particularités vocales évoquent bien la psychologie de leurs personnages. Andeka Gorrotxategi, apparemment un peu en arrière dans ses médiums et ses graves, trouve là l’expression d’une certaine nonchalance où se reconnaît Cavaradossi que le chanteur espagnol représente en outre à travers ses aigus puissants et larges de ténor dramatique, qui traduisent les deux autres traits caractéristiques de l’amant de Tosca, à la fois séducteur et héros politique.
Dans le rôle de Scarpia, Stefano Meo, qui a fait annoncer qu’il souffrait d’une laryngite, fait pourtant montre d’une grande extension dans la voix, les aigus ne paraissent jamais forcés et les graves sont clairs et très résonants. Mais au-delà même de sa prestation vocale, le baryton incarne également le chef de la police par son investissement corporel, grand, large et puissant, ainsi que par sa présence scénique et sa prosodie modèle, qui traduit un certain sens du texte et lui permet de jouer de façon parfois inquiétante avec les silences.
Les excès affectifs de Tosca sont transcrits dans la virtuosité débridée de Myrtò Papatanasiu, dont les aigus sont éclatants, créant même parfois un déséquilibre, manifestement recherché, puisqu’il s’estompera au troisième acte, après le meurtre de Scarpia.
Des coulisses, la voix ciselée d’Hélène Lecourt, laisse entendre un Pâtre angélique planant dans les échos des cloches. Enfin, Éric Vrain donne au Geôlier la voix courte, marquée, presque parlée et sans vibration afin que transparaisse son cynisme.
Les chanteurs du Chœur d’Angers Nantes Opéra, en connexion avec l'orchestre, produisent un son unifié et déploient la bonne quantité d'énergie pour non seulement retenir le souffle du public sur le poignant « Te Deum » a cappella, mais également se mêler avec fluidité à la mise en scène, qu'ils soient présents, comme à la fin du premier acte, ou absents, comme au début du deuxième (la portée, là encore, figurative, de leur intervention feutrée, des coulisses, crée une ouverture de l'espace scénique). Cela vaut également, et même davantage encore, pour les jeunes chanteuses de la Maîtrise des Pays de la Loire qui donnent notamment vie au comique de la scène qu'elles partagent avec le Sacristain.
La mise en scène de Silvia Paoli produit des images fortes. Dans une scénographie minimaliste (d'Andrea Belli), les cadres se succèdent. La mise en scène trouve indéniablement ses inspirations dans la culture italienne. D’abord dans la peinture : Silvia Paoli crée des images sur le mode des tableaux vivants. Le plus marquant est sans doute le finale du premier acte, avec le chœur sur scène qui, chantant le « Te Deum », s’installe pour représenter une crucifixion de Saint André où s’annonce tout le tragique des actes suivants. Mais le spectateur retrouve également des influences dans le cinéma. Le Sacristain (Marc Scoffoni) réussit en quelques mouvements à rappeler le comique de geste si présent dans la comédie à l’italienne. Spoletta, vison et cheveux gominés, rappelle quant à lui le bras droit mafieux de films et séries à succès. Le contraste entre, d’une part, la blancheur du décor – qui permet en outre à Fiammetta Baldiserri des jeux de lumières intéressants pour évoquer la variation des sentiments – et, d’autre part, le rouge des vêtements des Cardinaux, ne peut pas ne pas évoquer les récents films récents de Nanni Moretti et de Marco Bellocchio qui font de la vie cardinalice un sujet esthétique.
Le revers de ce choix d’une mise en scène déshistorisée, ce sont les libres associations d’images qui permettent certes à Silvia Paoli de livrer une vision personnelle et mordante de l’intrication du pouvoir, de la religion et de la sexualité, mais qui a également un effet sur l’exposition des différentes facettes des personnages, et, par là même, sur l’interprétation des chanteurs. Par exemple, par un retournement de l’échafaudage sur lequel Cavaradossi peint sa Marie-Madeleine au début du premier acte, la scène passe – sans sortir de l’église – d’un monde de lumière à un monde des ténèbres composé d’éléments sadomasochistes, au moment même où apparaît Scarpia entouré d’inquiétants soldats aux visages cachés et se déplaçant comme des rongeurs. Ce tyran est d’emblée présenté dans cet univers sombre où se révèle aussitôt sa lubricité, alors même que le livret offre la possibilité de ne laisser apparaître cet aspect qu’ensuite, pour qu'elle éclate pleinement lors de la tentative de viol à la fin du deuxième acte. Ces choix esthétiques et interprétatifs tranchés pourront sembler à certains comme amoindrir la continuité dramatique de l’œuvre. Inversement, certains personnages évoluent, mais, dans l’économie d’une succession d’images fortes, cette évolution se fait moins de façon progressive que par rupture. C’est le cas de Tosca. Pour elle, dans cette mise en scène, la rupture correspond clairement au meurtre de Scarpia. Et cela se traduit dans l’interprétation même de la soprano qui cèdera les sforzandi à de réels piani, sonores et tenus avec finesse et précision. Toutefois, il est possible de se demander si cette évolution n’aurait pas pu s’amorcer plus tôt, de sorte, par exemple, que le « Vissi d’arte » – certes exécuté avec beaucoup de maîtrise et, d’ailleurs, chaudement ovationné par le public – soit néanmoins plus intériorisé, plus introspectif, à l’image des dernières interventions de la chanteuse…
Saisis par la vigueur de cette mise en scène, la puissance dramatique de la direction musicale, et le souci d’incarner au mieux leur personnage de la part de l’ensemble des interprètes du plateau, tous les spectateurs se lèvent à la fin du troisième acte et dernier acte, pour exprimer leur vif enthousiasme en acclamant longuement et chaleureusement les artistes.