Jenufa ou la résilience magnanime en Flandre
Cette dimension universelle des distorsions humaines, des drames qui les accompagnent et des passions qui les amplifient, mais aussi des résiliences qui les réparent, est au centre du propos de la mise en scène de Robert Carsen qui donne à voir, directement, de manière crue.
Sur un sol de terre battue tout du long, le dispositif, dû à Patrick Kinmonth, propose d’abord, avec un jeu de panneaux mobiles, une sorte d’arène où vont se nouer les méandres du drame, puis, par une re-disposition de ces panneaux, un intérieur sobre où se jouera et se dénouera celui-ci. Les costumes, également de Patrick Kinmonth, sont ceux de petites gens, relativement sobres, et neutres. Les lumières crues de Peter van Praet, avec quelques effets dramatisant, comme les remords qui saisissent Kostelnicka, servent la lecture (avec cependant pour la rédemption finale, sur une scène alors nue, un bain de lumière dorée, qu’atténuera, une pluie qui finira de purifier le passé pour préserver un avenir).
L’Orchestre Symphonique de l'Opéra Ballet de Flandre, sous la direction d’Alejo Pérez, porte le récit avec une ferveur haletante, une sonorité qui représente sans chercher à séduire, avec également ces moments de grâce (notamment la rédemption finale, sorte de duo d’amour enfin possible, lyrique à souhait, mais aussi la scène où Jenufa sombre constatant le disparition de son enfant, avec un solo de violon déchirant).
Le Chœur maison, préparé par Jan Schweiger tient pleinement son rôle de peuple qui juge et commente, avec une implication théâtrale d’autant plus convaincante que Robert Carsen réussit à faire bouger et courir tout ce beau monde sur un plateau plutôt mesuré.
Trois membres du chœur prêtent leurs voix à divers personnages secondaires, chargés surtout de délivrer des informations utiles, sortes de didascalies « intégrées ». La soprano Bianca van Puyvelde donne de sa petite voix la réplique de la paysanne Barena, passablement noyée dans le flot orchestral. Marta Babić, mezzo-soprano, délivre ses deux phrases dans le medium, d’une voix alors couverte par l’orchestre. Le très confidentiel rôle de la tante Tetka est tenu par la soprano Christa Biesemans, avec une voix peu audible, mais un bel engagement scénique.
Lissa Meyvis prête sa jolie voix fruitée de soprano à l’enfant, a priori Jano, un jeune garçon, mais ici Jana, une adolescente à qui Jenufa a enseigné la lecture. Sa prestation apporte un moment de sérénité et de fraicheur dans ce drame.
De la même manière, Zofia Hanna, incarne avec bonheur Karolka, fiancée de Steva, avec une voix assurée et projetée. De timbre riant, elle sait jouer de couleurs efficaces la variété des postures du personnage, amoureuse, mais lucide, puis outrée par les informations reçues sur ce fiancé si veule.
Reuben Mbonambi prête sa voix de basse, peu sonore mais de timbre agréable et élégant, au Maire, personnage peu développé, incarnant bien peu l’autorité et délivrant des banalités convenues.
La femme du Maire est un personnage quasi comique, incarnant celle qui, parvenue, dédaigne les femmes du village. La voix de Karen Vermeiren est assez généreuse et l’artiste-interprète la module à souhait sur le mode d’un snobisme qui confine au ridicule, procurant alors un moment de légèreté, dans cet univers tendu.
David Stout, baryton, incarne efficacement Starek, le contremaître du moulin, personnage qui essaye benoîtement d’arranger les choses. La voix est sonore, de belle étendue, avec un souci d’incarnation et une présence scénique affirmée.
Maria Riccarda Wesseling incarne la grand-mère Starenka, avec un mezzo-soprano sombre, mais engorgé et manquant de couleurs. L'étendue est présente, la variété dynamique également, même si le medium est parfois un peu couvert. L’incarnation est touchante, toute pétrie d’humanité.
Ladislav Elgr met sa voix de ténor plutôt mozartien au service de Steva, le bellâtre, riche, séducteur, égoïste, semant le malheur, tout en étant pleutre et incapable d’assumer ses responsabilités. Le rôle est écrit très haut, très tendu, avec des saillies perpétuelles et de longues phrases. Loin de chercher à faire du beau son Ladislav Elgr use toujours d’un timbre métallique caractérisant parfaitement la veulerie du personnage, complétant le son par un visage tordu et fuyant, dans un corps torturé.
Le ténor lyrique Jamez McCorkle interprète Laca, l’amoureux éperdu, inconditionnel et opiniâtre de Jenufa, qu’il finira par épouser. La voix est très déployée, avec une grande clarté, lumineuse et chaleureuse dans le haut médium et l’aigu, qui incarne à merveille cet engagement amoureux sans failles. L’acteur également au rendez-vous sait rendre plausibles les évolutions du personnage.
Jenůfa est incarnée par la soprano lyrique-légère Agneta Eichenholz, avec une voix volontairement fragile, certes un peu faible dans le bas medium, mais d’une belle projection et luminosité dans l’aigu. La gamme restreinte de couleurs incarne cependant efficacement cette femme naïve, abusée, rejetée, mais qui saura trouver les ressources d’une vitalité nouvelle, qui saura réparer le monde. L’incarnation est ainsi progressive et l’émotion ne cesse de croître dans la touchante prière à la vierge, et dans la rédemption finale où la voix se fait lumière, espoir et vie.
Natascha Petrinsky incarne avec sa voix de mezzo-soprano Kostelnicka, la belle mère, aimante jusqu’à la folie, de Jenufa. Le personnage passe par une gamme incroyable de postures et d'émotions : figure de la Loi, elle deviendra infanticide pour sauver sa fille, puis sera harcelée de remords et se dénoncera à la justice des hommes. L'artiste lui offre sa voix puissante et longue, très bien projetée, et son sens des couleurs et des intensités, conférant à son personnage une véritable puissance tragique. La voix plutôt métallique, sait tirer des sons venus du fond de la terre, exprimer rage et vengeance, mais aussi tendresse et amour envers cette fille tant aimée.
Une standing ovation salue dignement cette puissante production de Jenufa.