Rodelinda à Versailles : une pomme d’amour et d’or
L’Opéra de Versailles programme une version concertante de Rodelinda de Haendel, quelques jours avant sa reprise au Théâtre des Champs-Elysées avec une distribution quasi-identique, seule Karina Gauvin remplaçant Inga Kalna dans le rôle-titre (réservez vos places ici). Les spectateurs n’ayant pas fait l’acquisition du programme regretteront l’absence d’attention portée à la compréhension dramaturgique : les surtitres sont absents pour cet opéra italien méconnu et présentant un personnage travesti (il faut donc imaginer la virilité du preux guerrier chez une très féminine Marie-Nicole Lemieux non costumée et perchée sur ses talons), et les chanteurs ne se positionnent sur scène que lorsqu’ils chantent, que leur personnage soit impliqué dans l’action ou non. L’argument, très proche de celui de Lucio Silla donné in loco l’an dernier (lire notre compte-rendu), suit un roi déchu se cachant pour tenter de récupérer sa femme et son trône, tous deux convoités par un tyran odieux, mais qui finit par se repentir.
Maxim Emelyanychev (© Julien Mignot)
La musique est sublimée par une distribution d’excellente qualité, à commencer par le jeune chef d’orchestre russe aux cheveux longs, Maxim Emelyanychev, qui fait preuve d’une grande maturité pour ses 28 ans. Déployant une énergie phénoménale, il joue du clavecin (qu’il réaccorde lui-même durant l’entracte), la tête tournée vers les solistes dont il chante les lignes, tout en dirigeant des épaules les musiciens de l’ensemble Il Pomo d’Oro. Il impulse ainsi de brusques changements de tempi ou de nuances avec une précision impeccable qui permet d’entendre un réel silence lorsque la partition sème un demi-soupir.
Inga Kalna (© DR)
Le rôle-titre est interprété par Inga Kalna, annoncée malade au début du concert et réclamant l’indulgence du public. Aucune indulgence n’aura pourtant été nécessaire tant elle paraît en maîtrise de son instrument, qu’elle manie avec délicatesse, déployant un phrasé intelligent, porté par une voix bien ancrée dont les graves ont des accents dramatiques. Si la fluidité des vocalises tend à s’amoindrir lorsque le rythme s’accélère, elle offre un vibrato alternativement léger ou immensément ample selon l’intention prêtée au personnage. Les yeux rivés sur sa partition, elle garde un visage hermétique mais laisse sa voix transmettre les émotions, proposant des bijoux de nuances. S’appuyant sur un souffle maîtrisé, elle émet d’indicibles piani qu’elle tient durant plusieurs mesures avant de les achever d’une rupture nette. Elle laisse alors passer un léger silence avant de reprendre, enfin, sa respiration.
Marie-Nicole Lemieux (© Geneviève Lesieur)
Marie-Nicole Lemieux n’est pas en reste. Dans le rôle de Bertarido, le mari de Rodelinda, elle déploie un chant habité, mettant à contribution chaque muscle de son visage, chantant parfois les dents serrées, exprimant tantôt la colère, la haine ou la joie (elle exécute alors une véritable danse malicieuse, plissant un œil, réjouissant le public). Émettant de riches graves depuis le fond de sa gorge pour en accroître l’intensité, enchaînant des phrases en legato avec des notes piquées, elle signifie ainsi les revirements d’humeur de son personnage, de l’espoir au désir de vengeance. Lorsqu’elle étale la puissance de ses aigus, elle obtient un long ban d’applaudissements chaleureux du public.
Romina Basso (© DR)
Dans le rôle du tyran rejeté, Grimoaldo, Kresimir Spicer remplace John Mark Ainsley, souffrant. Très à l’aise, il joue avec ses partenaires et tourne littéralement autour d’Inga Kalna, partition (allégée de deux airs) dans les mains et sourire narquois aux coins des lèvres. Sa voix se caractérise par une grande clarté dans le registre médian, un timbre resplendissant et une puissance imposante, notamment lorsqu’il fait remonter sa voix depuis sa poitrine jusqu’à sa gorge. Surtout, le ténor nuance ses intonations, alternant des expressions autoritaires et des notes d’une infinie douceur, comme lorsqu’il tient longuement sa note en voix de tête, les yeux fermés, les mains proche de la poitrine, tenant sa partition fermée. Les airs ayant une structure ABA’, il apporte dans la reprise du thème principal des intentions différentes, montrant les évolutions de l’état d’esprit de son personnage.
La mezzo-soprano Romina Basso interprète la sœur de Bertarido, Eduige, qui est d’abord avide de pouvoir, avant de se repentir. Elle dégage une certaine noblesse seyant à son personnage, notamment par sa prononciation qui ouvre les voyelles, transformant par exemple le « i » en un très large sourire. Les vocalises sont ciselées par de vifs mais légers mouvements de la bouche, s’écoulant avec fluidité. Le grain de voix est fier, reposant sur un ancrage solide. Même lorsqu’elle ne chante pas, elle vit la musique, chantant les parties de ses collègues et dodelinant de la tête pour marquer les mouvements des archets des violons.
Le contre-ténor David DQ Lee interprète Unolfo, le fidèle ami de Bertarido, d’une voix disposant d’une certaine épaisseur tout en gardant toute sa légèreté. Un souffle court le met en peine lorsque les phrases musicales s’allongent. Pourtant, alternant voix droite puis vibrée, il parvient à créer de beaux effets. Les vocalises sont joliment émises, la bouche quasiment immobile. Ses graves sont peu sollicités, mais charment par leur texture soyeuse lorsqu’ils sont exhibés. Le sombre Garibaldo est interprété par Konstantin Wolff, dotant son personnage d’une rigidité altière, s’appuyant sur sa jambe avant et relevant la commissure des lèvres, ce qui dessine parfaitement l’absence de scrupule du comploteur, dont il déguste chaque mot perfide ou chaque chantage. Cela a cependant une conséquence fâcheuse sur son chant au premier acte, dans lequel il peine à émettre les notes les plus graves de la partition. Ce problème se règle par la suite de lui-même lorsqu’il relâche la tension qui rigidifiait ses muscles jusqu’au bout de ses doigts : il trouve alors des graves puissants et riches.
Tout au long du concert, les sourires complices courent entre les pupitres de l’orchestre, les musiciens semblant vibrer au chant des solistes. Ces derniers eux-mêmes se prodiguent encouragements et clins d’œil et semblent ravis des bravi récoltés par leurs collègues. Le chef affuble également le violoncelliste tardant à achever d’accorder son instrument d’un rire taquin : cela prouve une fois de plus que lorsque les musiciens s’entendent en dehors de scène, leurs instruments s’accordent et se subliment mutuellement.