Orfeo. Je suis mort en Arcadie, ou comment ressusciter un mythe
Le prologue, conformément à l’opéra original, est chanté par l’allégorie de la Musique, remarquable Marie-Bénédicte Souquet. Les strophes de la Muse, toute ruisselante de l’eau du fleuve Permesse dont elle vient de s’extraire, sont entrecoupées de ritournelles qui laissent présager de l’inventivité des arrangements musicaux. La mise en scène du sens, par un contrôle rigoureux de tous les paramètres de l’accompagnement et de la voix -tour-à-tour aérée ou assombrie- augure déjà d’une lecture intelligente de l’œuvre. Entrent soudain deux apiculteurs en combinaison de travail, chargés du soin des abeilles dont le butinage produit un miel savoureux, de même que Samuel Achache et Jeanne Candel, volant de récit en légende, ont récolté les semences de leur spectacle. Ce qui se joue sur la scène est en effet une interprétation, au sens large et noble, du mythe orphique dont les oracles des apiculteurs annoncent le dénouement.
Orfeo par Samuel Achache et Jeanne Candel (© Jean Louis Fernandez)
Les codes de la scène baroque sont maniés avec une grande inventivité : ainsi le prologue se poursuit-il par une longue scène, étrangère au livret d’Alessandro Striggio mais proche du théâtre allégorique d’un Lope de Vega, au cours de laquelle se bousculent Amour, Pan et Dionysos autour d’une Vénus blonde alanguie sur une méridienne. Entre généalogie du Parnasse et complexes freudiens, elle se déclare leur mère à tous et leur rappelle le mariage en ce jour de leur frère Orfeo. Les éclats de voix de Pan, satyre italien, et les caprices d’Amour sont bientôt couverts par la fanfare mugissante qui vient célébrer ce grand rite païen au son des cuivres pêchus et des interminables trilles de clarinette. On accueille alors Orphée, tant attendu, et sa compagne Eurydice. Mais les réjouissances sont de courte durée, car la jeune épouse reçoit la mort d’une piqûre de serpent. La fête débridée fait alors place au drame intime : là encore, la lecture audacieuse des metteurs en scène s’inscrit avec modernité dans une problématique toute baroque, celle de la définition et du mélange des genres.
Orfeo par Samuel Achache et Jeanne Candel (© Jean Louis Fernandez)
Le récit de la messagère qui fait part à l’assemblée de cette triste nouvelle constitue un sommet de l’art du recitar cantando de Monteverdi. Anne-Emmanuel Davy, habituée des scènes baroques, privilégie un timbre pur qui s’élève inexorablement au-dessus d’une basse continue originale où se mêlent voix inarticulée et trompette avec sourdine, la tromba muta, au lieu des attendus clavecins, orgues et théorbes. Cette première partie sur la terre ferme d’Arcadie se clôt sur un ballet de serpillières au son d’un madrigal funèbre a cappella ; l’occasion de s’assurer que les artistes sont musiciens autant qu’acteurs. En cela consiste certainement le secret de cette réussite largement acclamée : un travail de troupe sans faille fait que l’on ne distingue plus les comédiens des chanteurs, les authentiques « baroqueux » des novices du genre. Tous concourent à part égale à la représentation de ce mythe éternel, dont les réécritures sont intrinsèquement liées aux quatre siècles de l’histoire du genre opératique. S’il laisse sa femme dans les profondeurs infernales, Orphée ne manque jamais de ramener à la vie l’opéra : lui-même, premier des aèdes, incarne mieux que tout autre cette puissante magie du verbe uni à la musique.
Orfeo par Samuel Achache et Jeanne Candel (© Jean Louis Fernandez)
La seconde partie du spectacle se situe donc aux Enfers, où l’on retrouve Eurydice en compagnie du passeur Charon, guide dantesque des abysses fumants. Mais la fosse des damnés exhale des relents de post-modernisme ; Charon et Cerbère, hilarants Vladislav Galard et Léo-Antonin Lutinier, se découvrent leurs doutes et leurs peurs, tandis qu’un anonyme attend un jugement qui ne viendra certainement jamais. Le trio burlesque est surpris par l’arrivée d’Orphée qui tente de les séduire par son chant. Si l’accompagnement de l’air de bravoure Possente spirto sur les cordes d’un piano dénudé est proprement génial, la performance de Jan Peters manque par contre de simplicité et de naturel, de cette sprezzatura tant prisée des italiens de la Renaissance, qu’il déploie cependant dans l’air suivant, lorsque d’un beau ténor naturel il se lamente sur son sort et en appelle aux dieux. Pluton et Proserpine se montrent alors, tenanciers de ce cabaret fantastique abrité par les voûtes en ruines des Bouffes du Nord. Florent Hubert, directeur musical talentueux, endosse le costume de Pluton. Chantant avec grand effet dans sa clarinette basse, il accorde à Orfeo une permission exceptionnelle et renverse ainsi équilibres et perspectives. Cela donne lieu à un formidable numéro d’équilibrisme au sol, qui culmine avec le contre-ténor éclatant de notre Amour/Cerbère interprétant un extrait de cantate de Barbara Strozzi.
Ces quelques lignes illustrent assez la densité du spectacle et la multiplicité des strates d’interprétation. Il résulte pourtant de ce montage de fragments, de ce réseau de lectures entrecroisées, un sentiment d’unité qui touche certainement à la quintessence du mythe. Le surtitrage restitue une véritable trame, un fil d’Ariane qui nous conduit sans effort à travers les dédales du sens. Si bien que l’on n’est pas même surpris lorsqu’Eurydice ressuscite dans un Lied orchestral de Mahler : la soprane Marion Sicre fait entendre des bas-médiums généreux qu’elle étire dans ces longues mélopées d’outre-tombe. Autour d’elle se rassemblent les instrumentistes, petite formation étonnante d’un bout à l’autre, avec laquelle on erre, rêveur, entre jazz, musique traditionnelle ou contemporaine. Sans oublier, bien entendu, Monteverdi.