Roberto Devereux ou les fantômes du passé à Genève
Le Grand Théâtre de Genève clôt sa trilogie Tudor par une nouvelle production de Roberto Devereux, avec la même équipe que celle qui avait été réunie pour les deux précédents opus : après avoir suivi l’enfance d’Elisabeth I dans Anna Bolena (et l’exécution de sa mère sur ordre de son père), puis sa jeunesse dans Maria Stuarda (dont elle obtient elle-même l’exécution), c’est cette fois sa vieillesse (durant laquelle elle fait exécuter son ami) qui est explorée. La mise en scène, de nouveau confiée à Mariame Clément, tisse ainsi des liens entre ces trois opus, par des fantômes du personnage enfant et jeune, et par Marie Stuart, qui hantent la scène et l’esprit d’Elisabeth qui s’apprête à reproduire les erreurs de son père, et celles de sa jeunesse.
La vision de Mariame Clément reste somme toute assez classique et esthétique : les décors et costumes mélangeant les références historiques et modernes sont signés Julia Hansen. Deux tableaux d’Elisabeth, de part et d’autre de la scène, évoluent au fil du spectacle, comme les tableaux mouvants de l’univers Harry Potter : leur apport dramaturgique est toutefois en-deçà de la distraction provoquée. La dramaturgie mise en place respecte globalement le livret. La seule entorse opérée pose d’ailleurs question : Roberto et Sara consomment ici leur amour alors qu'il reste chaste dans le livret. Toute la seconde partie du spectacle s’en trouve du coup bancale puisque les deux personnages n’ont de cesse de clamer leur innocence. Probablement l’objectif est-il de montrer que le traitement subi par Sara ne serait pas plus acceptable si elle était adultérine qu’il ne l’est lorsqu’elle est innocente. Toujours est-il que coupables et menteurs, ils perdent une partie de l’empathie du spectateur qui est moins prompt à s’identifier à eux : dès lors, leur sort est moins touchant.
Heureusement, la direction d’acteurs et le talent des solistes compensent cette anicroche en transmettant la puissance émotionnelle de la partition par le chant. Ainsi, le duo entre Sara et son mari trahi, Nottingham, est-il d’une rare intensité. Stéphanie d’Oustrac interprète la première dans un costume vif de jeune cadre dynamique, pensé pour contraster avec l’âge avancé d’Elisabeth et les atours sombres des courtisans. Sa voix dispose de la fraicheur correspondant à l’âge du personnage. La rondeur de ses graves et la couleur sombre et lumineuse de son timbre témoignent de cette juvénilité, tout comme la finesse de sa ligne vocale. Face à Nottingham, elle tremble, se recroquevillant sur elle-même avant de bondir comme une lionne pour protéger son amant.
Nicola Alaimo, qui chante le mari, montre quant à lui la complexité du personnage, étalant l’amour qu’il porte à son ami Roberto, suppliant à genoux pour sa vie devant la Reine, avant de laisser exploser sa fureur lorsqu’il se sait trahi, levant sa main imposante pour menacer sa femme. Sa voix est large et ouverte, parfois rauque, mais il garde toujours une certaine noblesse dans le timbre et le phrasé, faisant porter par son chant les émotions exacerbées du personnage, ne répétant jamais deux fois la même intention, même lorsque le même motif revient dans la partition.
Elsa Dreisig s’attaque au rôle d’Elisabeth. Elle en assume la difficulté, depuis ses premières mesures chantées de dos jusqu’à son aigu final tendu et sec. Sa voix au vibrato perlé et aux trilles maîtrisés est agile et projetée, tranchante comme un billot.
Dans le rôle-titre, Edgardo Rocha a la jeunesse et la vitalité du rôle. Il en a aussi la voix, jusque dans des aigus émis sans peine apparente (notamment dans son solide dernier air). Son timbre ensoleillé est bien structuré et son souffle large lui offre la possibilité d’allonger ses phrases et ses notes finales.
Lord Cecil trouve en Luca Bernard une voix ferme de ténor, riche de timbre, placée et dynamique. En Sir Raleigh, William Meinert dispose d’une voix fine et claire de baryton(-basse) au bois léger. Ena Pongrac est un Page dont la voix a du corps et un timbre mordoré. Sebastià Peris intervient en Proche de Nottingham avec des graves aux belles résonnances.
Sous la direction de Stefano Montanari, l’Orchestre de la Suisse Romande offre un son épanoui aux traits fins, s’appuyant sur la vivacité des violons et la majesté des cuivres. Les violoncelles restent en revanche discrets, tandis que les timbales manquent de clarté. Le Chœur du Grand Théâtre de Genève est aussi élégant vocalement que dans ses costumes tirés à quatre épingles, produisant un chant nuancé et habile, globalement homogène.
Alors qu’Elisabeth sombre dans les remords, reprochant à Nottingham et à Sara l’exécution de son amant qu’elle a elle-même ordonnée, un jeune homme aux longs cheveux blonds et en tenue d’apparat, que l’on imagine être Jacques I, se présente à la Cour qui se courbe devant lui, prête à succéder à la Reine qui rejoindra bientôt les fantômes de son passé. Le public peut alors remercier l’ensemble des protagonistes, en particulier le quatuor principal, le chef et l’équipe de mise en scène. Les trois opus de la trilogie seront donnés en juin sous forme de cycle, à deux reprises.